1 Carlos-Miguel Pimentel Du contrat social à la norme suprême : l’invention du

1 Carlos-Miguel Pimentel Du contrat social à la norme suprême : l’invention du pouvoir constituant L ’objet du présent article est de tenter d’éclairer la genèse de l’idée consti- tuante1. Pour nous, il va désormais de soi que la fonction normative se subdivise en deux portions distinctes, une fonction éminente qui consiste à élaborer la constitution, et une fonction dérivée qui consiste à faire la loi ordinaire. Mais pour des hommes du XVIIe siècle, pour un Hobbes ou pour un Locke, par exemple, il va tout autant de soi qu’il n’y a qu’une seule fonction législative : l’idée de subdiviser le pouvoir normatif en deux portions ne leur viendrait même pas à l’esprit. Et cela pour une raison toute simple : depuis Bodin, le pouvoir de faire la loi s’identifie avec la souveraineté. Or « la souveraineté n’est non plus divisible que le point en géométrie », comme le dit fort bien un Cardin Le Bret 2 ; aussi la fonction législative ne saurait être scindée en composantes distinctes. Ce serait démembrer la souveraineté même. Entre la souveraineté législative et l’avènement de l’ère constitutionnelle, la transition est passablement obscure : quelque part autour du milieu du siècle, l’idée d’une constitution comme acte de volonté libre commence à se faire jour. Mais pour parvenir à un tel résultat, il faut un saut qualitatif : il faut concevoir l’idée de deux pouvoirs législatifs, dont l’un est supérieur à l’autre : idée tout à fait paradoxale et difficile à concevoir pour des hommes du XVIIIe siècle. Le souverain n’est-il pas un, par définition ? Est-il imaginable de diviser en deux la fonction souveraine par excellence, la fonction de faire les lois ? En vérité, ce n’est nullement la théorie de la loi qui permet d’aboutir à l’idée constituante : dès que l’on se place sur le terrain strictement législatif, les équivoques se mul- tiplient, et le pouvoir constituant tend à perdre sa consistance devant l’unité nécessaire du pouvoir normatif, depuis la révolution anglaise jusqu’aux premiè- 1. Le présent article est issu d’une communication faite au colloque de Rouen des 18 et 19 juin 2004, Les juristes et la hiérarchie des normes. 2. Cardin Le Bret, De la souveraineté du Roy, IV, 3, cité par Lemaire, André, Les lois fondamentales de la monarchie française, Paris, Albert Fontemoing, 1907, p. 159. Jus Politicum - Autour de la notion de Constitution - n° 3 - 2009 2 res constitutions américaines. Si l’idée constituante peut apparaître, c’est par un biais détourné, par un tout autre canal que celui de la fonction législatrice : on essaiera de le montrer, c’est par une transformation de la notion de contrat social que la fonction constituante parvient à s’imposer. Ce n’est qu’en reprenant l’idiome du pacte fondateur que l’idée constituante réussit à s’introduire dans le langage politique, à briser l’unicité du pouvoir de faire la loi. L’indivision de la fonction normative, ou le pouvoir constituant impossible Jusqu’en 1787, la théorie de la souveraineté s’oppose à la naissance d’un pouvoir constituant, dans la mesure où elle suppose un pouvoir législatif uni- que et indivisible. Si on reconnaît plusieurs pouvoirs normatifs distincts, on crée des degrés dans la souveraineté, ce qui revient à la détruire. Le législateur est nécessairement un : aussi, ce qu’un législateur a fait, même en édictant des normes fondatrices des pouvoirs publics, le législateur ordinaire peut le défaire. Dans cette conception, on peut bien imaginer l’idée d’une constitution comme un corps de lois spécifiques, régissant l’autorité des pouvoirs publics ; mais ce n’est pas pour autant que la règle constitutionnelle sera suprême, possèdera quelque supériorité que ce soit sur n’importe quelle autre norme. En vérité, la constitution n’est qu’une loi spécialisée : elle touche aux pouvoirs publics à peu près de la même façon qu’une loi de finances touche aux questions budgétaires. Il n’y a là qu’une matière spécifique, qui ne présume en rien d’une quelconque primauté hiérarchique : l’unité du pouvoir souverain s’y oppose totalement. Le souverain n’est-il pas, par définition, celui qui détient la compétence de sa compétence ? Qui, dès lors, pourrait s’opposer à ce que le législateur détermine seul les bornes de son propre pouvoir ? C’est avant tout chez les Anglais qu’on trouve une conception chimiquement pure de la souveraineté, dans l’idée d’un pouvoir illimité du Parlement. Pour Blackstone, « le Parlement peut modifier et renouveler jusqu’à la constitution du royaume et des Parlements eux-mêmes »3. Delolme exprime l’idée de façon saisis- sante dans sa Constitution d’Angleterre : « les lois n’ayant besoin, pour exister, que de sa volonté, [le pouvoir législatif] peut aussi les anéantir par sa volonté ; et, si l’on veut me permettre l’expression, la puissance législative change la constitution comme Dieu créa la lumière ». Dans ce cadre, l’omnipotence du législateur ne fait aucun doute : « quelques lois qu’il fasse pour se limiter lui-même, elles ne sont jamais, par 3. Blackstone, William, Commentaries on the laws of England, vol. I, Of the rights of persons, I, 2, fac-similé de l’édition de 1765-69, Chicago et Londres, the University of Chicago press, 1979, p. 156. C.-M. Pimentel : Du contrat social à la norme suprême 3 rapport à lui, que de simples résolutions »4. Dans la doctrine anglaise classique, c’est le pouvoir législatif ordinaire qui possède cette puissance démiurgique de création du monde juridique que nous ne prêtons plus aujourd’hui qu’au seul constituant, voire au constituant originaire. Chaque loi du Parlement est, potentiellement, une tabula rasa qui renouvelle l’ensemble de l’ordre juridique. À ce mode de pensée, il y a des fondements conceptuels profonds, qui résident dans la compétence de la compétence. Le souverain est celui qui fixe les bornes de son propre pouvoir : comment pourrait-on lui en imposer de l’extérieur ? En termes modernes, on pourrait dire que le souverain n’a jamais besoin de norme d’habilitation, est précisément celui qui s’habilite lui-même à chaque fois qu’il prend une décision. Dans ce cadre, on peut bien avoir l’idée d’une constitution, au sens d’un certain équilibre interne des organes politiques et sociaux ; en Angleterre, l’idée prend de l’importance à partir de 1642, et s’impose lors de la Glorious revolution ; mais la constitution relève du social, du politique, pas de l’univers juridique. Juridiquement, il n’y a que de la loi ordinaire : ce que le législateur a fait, le législateur doit toujours pouvoir le défaire. L’argument de la souveraineté se trouve parfois repris, en France, pour ruiner l’idée d’une hiérarchie des normes, et contester la notion de loi fondamentale dans son principe même. Ainsi Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, déclare-t-il : « une loi fondamentale, née de la volonté changeante des hommes, et en même temps irrévocable, est une contradiction dans les termes, une chimère, une absurdité ; qui fait les lois peut les changer »5. On trouve la même idée chez Rousseau : « il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre. Ne pouvant se considérer que sous un seul et même rapport il est alors dans le cas d’un particulier contractant avec soi-même : par où l’on voit qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social »6. Dans un tel cadre, il n’y a pas d’acte constituant dont la valeur soit supérieure à celle de la loi. Une loi peut bien régir l’organisation des pouvoirs publics ; mais elle ne sera qu’une simple loi spécialisée, comme la loi de finances est spécialisée en matière budgétaire. Rousseau distingue ainsi les « lois politiques » des « lois civiles » ; mais les unes et les autres ont exactement le même rang. Les premières regardent « l’action du corps entier agissant sur lui-même, c’est à dire le rapport du 4. Delolme, Jean Louis, Constitution de l’Angleterre, 2 vol., réed., Genève et Paris, Duplain, 1788, t. 2, II, 3, pp 213-214. 5. Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. « loi salique », in Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Société littéraire typographique, 1785, vol. 53, t. 7, pp 258-259. Sur la question de la loi fon- damentale, v. infra. 6. Rousseau, Jean-Jacques, Du Contrat social, I, 7, Paris, Gallimard, coll Folio-essais, 1995, p. 184. Jus Politicum - Autour de la notion de Constitution - n° 3 - 2009 4 tout au tout » ; les secondes ont pour objet « la relation des membres entre eux ». Mais, à part cela, rien ne distingue la constitution de la loi ordinaire. Toutes les deux sont soumises au même pouvoir législatif, dans l’indivision de son autorité souveraine7. De même pour le juriste américain Paley, vulgarisateur de la doc- trine orthodoxe anglaise, qui en tire toutes les conséquences : « la constitution n’est qu’une division, un chapitre, une section ou un titre du code des lois publiques ; elle ne se distingue du reste [des lois] que par la nature particulière ou l’importance supérieure de la matière dont elle traite. Aussi les termes constitutionnel et incons- titutionnel signifient légal et illégal uploads/Politique/ carlos-miguel-pimentel-du-contrat-social-a-la-norme-supreme-l-x27-invention-du-pouvoir-constituant.pdf

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