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1 2 OpenEdition Books Collège de France Leçons inaugurales De l’inégalité des vies De l’inégalité des vies Collège de France De l’inégalité des vies | Didier Fassin De l’inégalité des vies Leçon inaugurale prononcée au Collège de France le jeudi 16 janvier 2020 Didier Fassin Texte intégral Monsieur l’Administrateur, Chères et chers collègues, Chères et chers ami.e.s, Mesdames, Messieurs, « C’est de l’homme que j’ai à parler […]. Je défendrai donc ACCUEIL CATALOGUE DES 10819 LIVRES ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARC 3 avec confiance la cause de l’humanité devant les sages qui m’y invitent, et je ne serai pas mécontent de moi-même si je me rends digne de mon sujet et de mes juges. » Ainsi Jean- Jacques Rousseau commence-t-il son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes en 17541. L’Académie de Dijon, à la question de laquelle il répond, n’est certes pas le Collège de France, institution qui est alors déjà plus que bicentenaire, mais c’est sur le même thème et avec une intention similaire que je m’adresse à vous ce soir, à cette différence près que je remplacerai le mot homme par l’expression « être humain » et surtout que je fonderai mon propos sur des prémisses opposées à celles du philosophe genevois, qui poursuit en effet : « Je conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalité : l’une que j’appelle naturelle ou physique, parce qu’elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit, ou de l’âme ; l’autre, qu’on peut appeler inégalité morale ou politique, parce qu’elle dépend d’une sorte de convention, et […] consiste dans les différents privilèges dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres, comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux. » Entre ces deux inégalités, il ne peut exister de « liaison essentielle », affirme-t-il, « car ce serait demander, en d’autres termes, si ceux qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui obéissent ». C’est qu’au XVIIIe siècle n’existe pas encore la notion de ce que nous appelons aujourd’hui des « inégalités sociales de santé ». Pour qu’advienne cette idée selon laquelle le lieu et le milieu dans lequel naît un individu influencent son état physique et psychique, son risque d’être malade et sa probabilité de mourir, il aura fallu que se produise ce que Ian Hacking, qui fut titulaire de la chaire Philosophie et histoire des concepts scientifiques, appelle « l’apprivoisement du hasard », ce processus par lequel, à partir de la fin du XVIIIe siècle, le déterminisme des « lois universelles de la nature » s’est 4 progressivement effacé au profit de « lois statistiques de la société », supposées rendre compte à la fois de la régularité et de la variabilité des phénomènes réputés naturels2. Tous les domaines sont concernés, de la médecine à l’économie, du suicide au crime, grâce à la combinaison de plusieurs facteurs : l’émergence de l’idée de population, l’expansion de la collecte de données, le développement de l’arithmétique politique et l’affinement du raisonnement probabiliste, résultat des travaux de Condorcet, Quetelet, Poisson et quelques autres. La durée de vie moyenne, découvre-t-on alors, dépend des circonstances sociales. Un fait marquant dans cette histoire est l’enquête de Louis-René Villermé publiée en 1830 sous le titre « De la mortalité dans les divers quartiers de la ville de Paris », qui bat en brèche les théories néo-hippocratiques prédominantes depuis plus d’un siècle selon lesquelles l’environnement, tant physique qu’humain, c’est-à-dire l’insalubrité et l’entassement, est la cause des différences spatiales constatées en matière de mortalité. En effet, ayant relevé des écarts importants dans la proportion de décès rapportés à la population dans les divers arrondissements de la capitale, il montre, en utilisant ingénieusement des sources variées, notamment des données fiscales, que ces écarts ne reflètent ni l’état sanitaire ni la densité urbaine, mais correspondent presque exactement à la proportion de résidences non imposées : plus le taux d’exemption de l’impôt est élevé, autrement dit plus la population est pauvre, et plus le pourcentage de décès s’accroît. Citant d’autres travaux contemporains des siens, notamment ceux de Louis-François Benoiston de Châteauneuf, il peut ainsi conclure, au terme d’une longue démonstration, que « (malgré tout ce qu’on dit dans le monde), la santé des pauvres est toujours précaire, leur taille moins développée et leur mortalité excessive, en comparaison du développement du corps, de la santé et de la mortalité des gens mieux traités de la fortune3 ». À la lumière 5 de cette effervescence d’études qui quantifient les caractéristiques tant sociales que médicales des individus, les différences observées face aux aléas de la vie commencent dès lors à être comprises non comme des phénomènes naturels plus ou moins aléatoirement distribués, mais comme des inégalités sociales obéissant à des lois statistiques et témoignant d’injustices. Cette évolution ne traduit pas seulement des changements dans les domaines de la pensée et de la science. Elle s’inscrit également dans le contexte de la révolution industrielle, avec la progression du paupérisme et la prise de conscience de la question sociale. La découverte des disparités devant la mort coïncide ainsi avec l’accroissement des inégalités devant la vie. On ne parle plus uniquement de pauvres, on s’intéresse aux classes laborieuses, qui sont aussi des classes miséreuses, dont Louis Chevalier, pour qui fut créée la chaire Histoire et structure sociales de la Ville de Paris, décrit la terrible condition, « s’exaspérant aux moments les plus forts des crises et acculant à la faim, à la maladie et à la mort près de la moitié de la population de Paris, c’est-à-dire la quasi-totalité de la population ouvrière, mais sévissant aussi en période normale et ne s’abaissant jamais beaucoup au-dessous du quart de la population globale4 ». Si les ouvriers apparaissent alors comme les victimes d’une urbanisation effrénée et d’un capitalisme mortifère, qui se traduisent par des niveaux très élevés de mortalité infantile, ils sont aussi perçus eux-mêmes comme la cause de leur tragique situation en raison de leurs mœurs dépravées, de l’alcoolisme des hommes, de la légèreté des femmes et de la négligence des enfants par leurs parents. C’est qu’hier comme aujourd’hui les réformes sociales sont rarement dépourvues de jugements moraux, les solutions avancées par les savants et les réponses apportées par les gouvernements privilégiant les approches paternalistes, à la manière de Frédéric Le Play, ou libérales, telles que celles mises en œuvre par Alexis de Tocqueville, plutôt que le 6 socialisme scientifique qui se développe parallèlement. Entre le discours de Rousseau, à la fin de l’Ancien Régime, et l’enquête de Villermé, à la veille des Trois Glorieuses, un basculement cognitif s’est donc produit dans l’appréhension du fonctionnement de la société, avec la reconnaissance des conséquences des inégalités sociales sur la durée et la qualité des vies. Il s’inscrit dans une nouvelle forme de gouvernementalité, que Michel Foucault décrit comme la « naissance de la biopolitique », intitulé de son cours de 1978. Concept dont l’influence dans les sciences sociales et les humanités est considérable, la bio​politique, qui opère comme une régulation de la population, traduit la substitution de la souveraineté, « vieux droit de faire mourir », par le biopouvoir, « pouvoir de faire vivre », car « pour la première fois sans doute dans l’histoire, le biologique se réfléchit dans le politique ; le fait de vivre n’est plus ce soubassement inaccessible qui n’émerge que de temps en temps dans le hasard de la mort et sa fatalité ; il passe pour une part dans le champ de contrôle du savoir et d’intervention du pouvoir5 ». La biopolitique associe en effet, d’une part, de nouveaux territoires de connaissance de la population, avec l’hygiène publique, la démographie, l’épidémiologie, l’économie, la sociologie, et d’autre part, de nouveaux dispositifs d’action sur elle, au moyen de la planification familiale, de l’éducation sanitaire, des politiques sociales, du contrôle de l’immigration, caractérisant ainsi « un pouvoir dont la plus haute fonction » est désormais « d’investir la vie de part en part ». La santé publique, qui est l’objet de la chaire à laquelle vous m’avez fait l’honneur de m’élire, est au carrefour de ces nouvelles connaissances et de ces nouvelles actions. Selon la classique définition qu’en donne en 1920 Charles-Edward Winslow, elle est « la science et l’art de prévenir les maladies, de prolonger la vie et de promouvoir la santé et l’efficience physiques à travers des efforts organisés de la communauté », y compris pour « assurer un niveau de vie adéquat au 7 8 maintien de la santé6 ». Un tel projet, à la fois science et art, suppose ainsi des formes de savoir et des modes d’intervention développés à partir du XIXe siècle au niveau non plus individuel, mais collectif. Même si l’on peut discuter la chronologie de ce que le titulaire de la chaire d’Histoire des systèmes de pensée appelle « biopolitique », dont j’ai montré qu’elle avait déjà pris des formes relativement sophistiquées dans des contextes aussi éloignés que l’Empire romain au début de notre ère et l’Empire inca au uploads/Politique/ de-l-x27-ine-galite-des-vies-de-l-x27-ine-galite-des-vies-colle-ge-de-france.pdf

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