Studia Rhetorica Upsaliensia Uppsala Rhetorical Studies Hommage à Cornelius Cas
Studia Rhetorica Upsaliensia Uppsala Rhetorical Studies Hommage à Cornelius Castoriadis Frédéric Brahami Castoriadis – le projet d’autonomie comme projet de vérité ––––– ACTUALITÉ D’UNE PENSÉE RADICALE ––––– Vincent Descombes, Florence Giust-Desprairies, Mats Rosengren (eds) 107 Le 6 mai 1987 Castoriadis disait ceci dans son séminaire : « pen sée et liberté, philosophie et autonomie, ouverture de la question ou de l’interrogation illimitée et position explicite effective de la question politique » sont « deux faces du même 1 ». Que la pensée et la liberté soient aussi inséparables que le recto et le verso d’une feuille de papier, qui songerait à le nier ? Si l’on s’en tenait là, il s’agirait d’une proposition triviale, car on ne voit pas qu’on puisse parler de liberté là où la possibilité de penser n’est pas donnée, ni d’une pensée qui n’envelopperait en elle-même une affirmation de liberté. Mais il allait beaucoup plus loin, en affirmant lors de la même séance : « Vérité : partout où il y a société et langage, se pose effectivement la question de la correction, de la conformité des énon cés relativement à un état réel [cf. séminaire du 29 avril 1987] – mais non pas de la vérité en tant que mouvement qui vise au-delà de l’ins titution donnée de la société, donc au-delà de l’institution donnée des croyances, des représentations et même des règles d’inférence et des postulats ultimes du discours dans la société considérée. C’est ce mouvement-là que je qualifie de projet de vérité 2 ». C’est dire que « projet d’autonomie » et « projet de vérité » émergent ensemble et se conditionnent mutuellement, au point que l’autonomie n’est elle-même pensable que comme visée de vérité. Or la vérité dont il s’agit dans l’autonomie n’est pas réductible à la cohérence logique ni même à la pertinence. Non que le projet de vérité s’autorise à penser n’importe quoi, sans respect de la cohérence ni souci de la pertinence, mais ces deux propriétés (correction des propositions et conformité «objective» des énoncés) sont des propriétés du logos, lequel étant socialement institué ne suffit pas à caractériser l’auto nomie. Toute société en effet, hétéronome autant qu’autonome, totalitaire autant que démocratique, est prise dans le logos. Aussi les – Castoriadis – le projet d’autonomie comme projet de vérité – Frédéric Brahami Directeur d’études, CRH-GEHM 108 Du côté de la liberté, l’affirmation qui fait du « projet de vérité » l’autre face du « projet d’autonomie » enveloppe une critique très profonde du récit dominant selon lequel la modernité se caractérise rait précisément par la déliaison de la liberté et de la vérité. Auctoritas, non veritas facit legem. Selon le récit partage, la célèbre proposition de Hobbes figure la grande révolution théorique inaugurant la moder nité politique, où le souverain, pour garantir les droits des sujets, doit impérativement se soustraire à toute autorité spirituelle prétendant détenir la vérité doctrinale sur le salut des hommes. Absolu, le pou voir l’est d’abord en ce qu’il est délié de la vérité, déterminé par le seul souci de la sécurité, condition effective de tout exercice des droits. Le dispositif moderne de la liberté, entendue comme liberté du sujet de droit, serait la réponse que l’État aurait apportée aux guerres de reli gion qui avaient ensanglanté l’Europe ; il porterait en lui (même s’il faudra longtemps pour que le principe soit complètement développé et entre dans les mœurs) la reconnaissance intérieure par les citoyens du pluralisme, chacun étant enjoint à renoncer au dogmatisme de ses croyances, et se trouvant comme contraint par le régime du droit à ne les avancer dans l’espace public que sous la guise de l’opinion. Or, en nouant aussi étroitement qu’il le fait projet d’autonomie et projet de vérité, Castoriadis, pourtant penseur radical de la pluralité, penseur radical d’un «pluralistic universe», rejette résolument ce récit standard, et par suite toutes les positions aberrantes sur le primat de la démocratie par rapport à la philosophie. Autonomie politique et visée de vérité n’ont de sens que prises ensemble. Enfin, par cette seule affirmation que le projet d’autonomie et le projet de vérité sont les deux faces d’une même chose, Castoriadis révèle, comme en creux, le lien qui unit secrètement la thèse politique selon laquelle la liberté est extérieure à la vérité, voire suppose qu’on la mette hors-circuit (thèse libérale si l’on veut), et la thèse caractéristiques «classiques» de la vérité comme discours adéquat au réel ne recouvrent-elles pas les éléments constitutifs de l’autonomie. Je voudrais commencer par signaler la singularité de la position de Castoriadis. Du côté de la vérité tout d’abord. Affirmer un projet de vérité, c’est s’opposer à la théorie constructiviste de la connaissance rationnelle, scientifique et philosophique. Castoriadis n’a jamais adhéré aux doctrines conventionnalistes, qu’au contraire il critique. Même pour ce qui concerne les modèles en physique théorique par exemple, il dénonce l’insuffisance radicale du conventionnalisme, car pour « qu’une convention marche, il faut quelque chose au-delà de la convention 3 ». Comment sinon pourrions nous faire le départ entre deux conventions ou deux modèles ? Ce ne pourrait être par définition que par convention, et nous serions alors prisonniers d’une grossière pétition de principe, décidant par convention que tout se décide par convention. Jamais il n’a pensé que la rationalité scientifique fût de même rang épistémologique que n’importe quel autre type de savoir. On pourrait insister sur sa sévérité à l’égard de ses contemporains, sous ce point de vue, notamment sa critique de la déconstruction de Derrida 4, ou encore sa critique de la mort du sujet selon Foucault, contre lequel il revendique la validité des concepts de sujet, de volonté, de responsabilité, qu’il tient pour des concepts inéliminables, non pour des raisons de commodité du langage, mais parce que ces concepts disent des réalités 5. Castoria dis ose même – péché capital – dire que l’en-soi obéit à la logique ensembliste-identitaire, et que si le pour-soi organise son monde propre, c’est précisément que le monde tout court est organisable 6. « Ce qui est – l’être-étant total – est réglé intrinsèquement, en soi, dans une de ses strates, la première strate naturelle, par la logique ensembliste-identitaire, et il l’est sans doute aussi, lacunairement et fragmentairement, dans toutes ses strates 7 ». 109 épisté mologique selon laquelle tout discours, même scientifique ou théorique, est intégralement construit. Dans les deux cas en effet, c’est bien la convention qui fait être et la société et la science. À cet arbitraire de la convention en politique et en épistémologie, Casto riadis oppose l’arbitraire de l’imagination radicale, qui est si l’on veut arbitraire, mais qui est l’arbitraire (la contingence même) de l’être. Force est pourtant de constater que Castoriadis élabore ce qui relève bel et bien d’une critique radicale de la vérité, une véritable généa logie (quasiment déductive) du «discours vrai» qui le rapproche malgré qu’il en ait du constructivisme, du relativisme, c’est-à-dire au fond du scepticisme. Restituer les grandes lignes de cette critique permettra de cerner en quel sens la vérité produit l’hétéronomie, et en quel sens elle s’identifie au projet d’autonomie. Les sociétés étant instituées pour rendre la vie humaine vivable 8, elles sont des créations qui recouvrent le Chaos psychique, ce Chaos présent à tous les niveaux de l’être, mais qui, si je puis dire, prend le pouvoir avec l’émergence de la psyché humaine. Et c’est en dispensant du sens que les sociétés recouvrent le Chaos : « La signification émerge pour recouvrir le Chaos, faisant être un mode d’être qui se pose comme négation du Chaos 9 ». L’institution est par essence donatrice de sens, c’est là sa fonction. Or l’imaginaire social qui fabrique du sens n’est véritablement effi cace que d’être cohérent bien sûr, mais surtout complet, et il atteint le summum de sa complétude possible en inscrivant le sens de l’individu dans la société, celui de la société dans le cosmos, et celui du cosmos en Dieu. Cette fuite en avant est inhérente à la structure même de la signification : incapable de répondre correctement à toutes les demandes de sens, elle est condamnée à s’illimiter elle- même pour avoir chance de recouvrir enfin l’illimité du Chaos toujours recommençant. Plus la complétude du sens institué est aboutie, plus l’institution est close sur elle-même, et plus elle est inquestionnable. La réussite parfaite de cette création complète et close du sens est la religion. C’est pourquoi la société s’institue tout naturellement comme hétéronome 10 : « c’est évidemment la société hétéronome, avec les institutions qui ne doivent ni ne peuvent être mises en question et la rigidité des investissements correspondants, qui s’avère également être le mode d’être «normal» ou le plus pro bable de l’institution humaine 11 ». Le conditionnement par quoi nous sommes aliénés n’atteint donc pas seulement nos conduites, ni même nos mœurs. Ce ne sont pas seulement non plus nos désirs et nos investissements psychiques qui sont conditionnés. C’est bien la rationalité elle-même qui, instituée par la société, tend à compléter la production du sens en le refermant sur lui-même et ainsi à produire de l’hétéronomie. uploads/Philosophie/ frederic-brahami-castoriadis-le-projet-d-x27-autonomie-comme-projet-de-verite.pdf
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- Publié le Dec 03, 2022
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