Philonsorbonne 3 | 2009 Année 2008-2009 L’ambition comme l’affect du philosophe

Philonsorbonne 3 | 2009 Année 2008-2009 L’ambition comme l’affect du philosophe ? (Commentaire d’Éthique III, Définitions des Affects, 44) Philippe DANINO Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/philonsorbonne/210 DOI : 10.4000/philonsorbonne.210 ISSN : 2270-7336 Éditeur Publications de la Sorbonne Édition imprimée Date de publication : 15 avril 2009 Pagination : 7-32 ISBN : 978-2-85944-624-6 ISSN : 1255-183X Référence électronique Philippe DANINO, « L’ambition comme l’affect du philosophe ? », Philonsorbonne [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 30 janvier 2013, consulté le 08 juin 2021. URL : http://journals.openedition.org/ philonsorbonne/210 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philonsorbonne.210 © Tous droits réservés 7/122 L’ambition comme l’affect du philosophe ? (Commentaire d’Éthique III, Définitions des Affects, 44) 1 Philippe Danino D’Aristote à Hobbes, des Stoïciens à saint Thomas, l’ambition se situe au carrefour de la morale et de la politique, engage une image de soi comme un rapport à autrui et se caractérise, chez tous les auteurs qui en traitent, par son ambivalence. Spinoza, quant à lui, opère dans l’Éthique un rapprochement a priori paradoxal de cet affect avec la figure du philosophe : censé incarner sagesse et mesure et vivre sous la conduite de la raison, le philosophe se trouve ici soudain retenu comme objet d’un affect immodéré qui le porte à la gloire. Voici en effet ce qu’en dit la Définition 44 d’Éthique III, objet de la présente étude : « L’Ambition est un [le] désir immodéré de gloire. — Explic. : L’Ambition est un désir par lequel tous les affects (par les Prop. 27 et 31 de cette p.) sont alimentés et fortifiés ; et par là cet affect peut à peine être surmonté. Car, aussi longtemps qu’un homme est tenu par un désir, en même temps, il l’est nécessairement par celui-là. Les meilleurs, dit Cicéron, sont au plus haut point menés par la gloire. Même les philosophes qui écrivent des livres sur le mépris de la gloire y inscrivent leur nom, etc.2 1. Les abréviations et traductions d’ouvrages utilisées dans cette étude seront les suivantes : CT pour le Court traité (trad. Appuhn, Paris, Garnier, 1964) ; TRE pour le Traité de la réforme de l'entendement (trad. Koyré, Paris, Vrin, 1984) ; PM pour les Pensées métaphysiques (trad. Appuhn, Paris, Garnier, 1964) ; Éth. pour l’Éthique (trad. Pautrat – éventuellement revue –, Paris, Seuil, 1988) ; TTP pour le Traité théologico-politique (trad. Moreau et Lagrée, Paris, PUF, 1999) ; TP pour le Traité politique (trad. Ramond, Paris, PUF, 2005) ; pour la correspondance, la trad. Appuhn (Paris, Garnier, 1966). 2. Ambitio est immodica gloriæ cupiditas. — Explic. : Ambitio est cupiditas qua omnes affectus (per prop. 27 et 31 hujus) foventur et corroborantur et ideo hic affectus vix superari potest. Nam quamdiu homo aliqua cupiditate tenetur, hac simul necessario tenetur. Optimus quisque inquit Cicero maxime gloria ducitur. Philosophi etiam libris quos de contemnenda gloria scribunt, nomen suum inscribunt etc. Philonsorbonne n° 3/Année 2008-09 8/122 D’emblée, cette Définition 44 n’est pas simple à saisir, tant en raison de ses « entrées » multiples, qui forment autant de difficultés, que de certains aspects plutôt singuliers. En effet, si l’on considère d’abord les toutes premières définitions de l’ambition développées dans le corps d’Éthique III3, on constate qu’il n’est question ni de caractère « immodéré » ni de gloire. Doit-on alors reconnaître des tensions au niveau même de la conception spinozienne de l’ambition, ou bien reconstruire le raisonnement qui mène à cette Définition 44 ? Deuxièmement, que faut-il entendre exactement par « gloire », en particulier dans sa distinction d’avec la satisfaction de soi ? Troisièmement, comment comprendre, dans cette Définition 44, un caractère de l’ambition à la fois singulier, comme désir particulier de gloire, et général, en tant que par elle, « tous les affects se trouvent alimentés et renforcés » ? Quatrièmement, on trouve dans l’Éthique très peu d’auteurs nommés et encore moins de citation avec nom d’auteur ; il n’y en a que deux : dans la Préface d’Éthique V, où Spinoza reprend à Descartes, en le citant, sa définition des passions de l’Art. 47 des Passions de l’âme, et dans cette Définition 44 elle-même, avec Cicéron : doit-on alors voir ici une raison particulière à cette démarche si rare ? En outre, cette citation de Cicéron – à laquelle sera davantage consacrée cette étude – peut elle-même paraître problématique. Nous avons ici l’une des six occurrences, dans l’Éthique, du terme « philosophe » : pourquoi ce dernier apparaît-il dans ce cadre ? Enfin, nous avons affaire ici à un philosophe (Spinoza) qui cite un philosophe (Cicéron), lequel se prononce lui-même sur des philosophes : que signifie donc un tel emboîtement ? Le problème serait au fond de comprendre, à travers cette citation, ce que le philosophe vient faire ici, autrement dit son articulation à un affect tel que l’ambition, à cet affect précis d’ambition. Est-ce dire que l’ambition serait l’affect même du philosophe ? Ce point n’est pas expliqué et, comme nous nous proposons de le montrer, ne peut l’être par cette seule Définition. I. De la situation générale de l’idée d’ambition chez Spinoza, à la Définition 44 d’Éthique III 1. Occurrences et contexte politique La grande majorité des occurrences du terme ambitio se situe dans l’Éthique et, pour l’essentiel – comme pour la gloire –, dans la Partie III. Il est assez peu question de ce désir, en lui-même, dans la réflexion politique4. Mais cette façon de dire peut prêter à discussion au sens où il est surtout question, dans ce champ de la politique, de la gloire, objet, dans notre 3. 29, sc. et 31, sc. 4. On dénombre seulement quatre occurrences du terme « ambitio » à travers le TTP (Préface, p. 65 ; chap. VII, p. 279 ; chap. XX, p. 641) et le TP (chap. VI, § 3). L’ambition comme l’affect du philosophe ? 9/122 Définition 44, de l’ambition, et où le peu d’occurrences d’un terme ne signifie pas nécessairement sa moindre importance philosophique. De ces occurrences, dans le champ politique, on retiendra trois grandes idées. En premier lieu, Spinoza n’analyse jamais l’ambition pour elle-même ni ne la définit, car chacun, sans doute, peut bien savoir par l’expérience, l’histoire ou les auteurs, ce qu’elle est dans ce contexte : une recherche de pouvoir et d’honneurs. En deuxième lieu, le terme porte une valeur fortement négative : l’ambition est un désir aussi dangereux et condamnable qu’il est puissant. La préface du Traité théologico-politique comme le chap. VI du Traité politique l’associent à l’avidité ; les chap. VII et XX du Traité théologico-politique, respectivement au crime et au fanatisme. On peut alors dire que l’ambition fait partie de ce « noyau passionnel antipolitique »5 qui, avec l’envie, la haine, la colère et l’avarice, engendre les rivalités et les déchirements, suscite les renversements de régimes et fait de chaque individu un ennemi potentiel de l’État. En troisième lieu, chose peu étonnante, on voit l’ambition mettre en jeu un certain type de relation à autrui : c’est par elle que, dans la préface et le chap. VII du Traité théologico-politique, les Théologiens confisquent le pouvoir et assoient une domination et que, dans le chap. XX, la liberté d’opinion et les hommes de caractère indépendant ne sont ni reconnus ni supportables. Les implications politiques de l’ambition sont donc certes importantes, mais la notion n’est elle-même ni analysée ni expliquée ni définie. Nous sommes alors renvoyés, pour en savoir plus, à l’Éthique, et plus précisément au cadre dans lequel est développée l’ambition : celui de l’imitation des affects, dont nous nous proposons ici de rappeler les grands principes – hors desquels une claire compréhension de l’affect d’ambition n’est pas possible6. 2. Le cadre et le principe de l’ambitio : l’imitation des affects (Éthique III, 27-31) Les Propositions 21 à 55 d’Éthique III traitent de la formation et du développement des figures interindividuelles de l’affectivité passive, traitement qui, on le sait, fait apparaître l’idée centrale de mimétisme affectif. Spinoza en décrit le processus (Propositions 27-30), pour analyser dans la suite les opérations et les effets de l’imagination, qui en découlent 5. P.-F. Moreau, Spinoza, l’expérience et l’éternité. Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1994, p. 418. 6. Le traitement de l’ambition, chez Spinoza, est donc indissociable de la réflexion politique comme d’une théorie de l’imitation des affects. Or, on avancera que c’est précisément l’absence de celle-ci et l’importance moindre accordée à celle-là qui expliquent, par comparaison, l’absence de définition de l’ambition chez Descartes, dans les Passions de l’âme. On ne constate, dans cet ouvrage, qu’une seule occurrence du substantif (Art. 28), et encore n’apparaît-elle là qu’à titre d’exemple, sans jamais être traitée pour elle-même. Au demeurant, on notera la présence d’une passion, l’émulation (Art. 172), espèce de courage qui pousse l’âme à entreprendre les choses qu’elle voit réussir à d’autres, ainsi qu’une définition de la gloire (Art. 66 et 204), laquelle est clairement l’objet de la passion d’ambition (Art. 82). Philonsorbonne n° 3/Année 2008-09 10/122 (Propositions 31-47). Ici sont donc déduites les passions qui naissent non pas seulement d’un objet extérieur, mais aussi bien uploads/Philosophie/ l-x27-affect-du-philosophe.pdf

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