LERAY Pasxal le 04 juillet 1996 LE JEU DU POETIQUE DANS LA PEAU DE CHAGRIN -- I

LERAY Pasxal le 04 juillet 1996 LE JEU DU POETIQUE DANS LA PEAU DE CHAGRIN -- Il fait un poème, s’écria le vieux professeur. -- Vous croyez, monsieur, qu’il fait un poème ? C’est donc bien assujettissant, ça ! Mais, voyez-vous, je ne crois pas. (p. 276) _____________________________________________________________________________________ * * * Le point de départ de ce travail pourrait être l’opposition, désormais traditionnelle, entre un Balzac réaliste et un Balzac fantastique. Précisément parce que c’est cette opposition que nous tentons de neutraliser, dans la mesure où elle ne semble pas permettre de produire une compréhension du travail de Balzac. Travaillant sur La peau de chagrin, un aspect de l’oeuvre nous a paru remarquable : c’est le statut du poétique. Un statut difficile à définir, mais qui montre un aspect de Balzac qu’on ne saurait évacuer. Poète, poésie, poème : ces termes reviennent d’une manière constante, à travers le roman. Jacques Martineau, en note, indique : « Balzac emploie souvent le mot poète dans le sens général et étymologique de créateur.» L’annotateur et préfacier entend résoudre le problème. C’est la politique de ses annotations. Mais il ne résoud rien. Il ferme un problème qui reste entier, ouvert. C’est précisément ce problème qui nous intéresse. Non que nous cherchions par là à le résoudre. Il n’y a rien à résoudre. Nous nous attacherons à examiner le statut du poétique dans La Peau de chagrin, dans sa complexité, parce que, précisément, c’est la complexité de cette représentation qui fait sa force et sa richesse. Il y a plus qu’un parfum de romantisme dans La Peau de chagrin. C’est par ce point que nous voudrions commencer, parce qu’à la figure du poète, est attaché un nom, de façon récurrente : celui de Byron. Un nom, et une attitude, qui définissent le poète. « Mais tout à coup, il devenait corsaire et revêtait la terrible poésie empreinte dans le role de Lara.» (p. 81) Plus loin : « Moi ! J’ai souvent été général, empereur ; j’ai été Byron, puis rien. » (p. 165) Nous donnons une dernière référence faite, par Balzac, au poète anglais, puis nous étudierons ensemble ces trois extraits : « Si le classique bonhomme (...) avait lu Byron, il aurait cru voir Manfred, là où il eut voulu voir Chile Harold » (p. 280). Nous tenons ici, non seulement trois évocations d’un auteur auquel semble s’être intéressé Balzac, mais trois représentations où le nom de Byron prend en charge un enjeu important de tout le roman, la poésie. Jacques Martineau a raison de dire que Balzac accorde un sens « général » à la notion de poète. La puissance prime dans l’ordre de la poésie : « j’ai souvent été général, empereur ». Ces deux termes définissent Byron. On verra plus loin combien la puissance est associée au poétique, de manière permanente, dans le travail de Balzac. Ce qui rejoint effectivement l’étymologie, le faire de poïein. Mais pourquoi - comment - ne pas voir la réflexion en cours,dans La Peau de chagrin ? Nous verrons que le poète est confronté au scientifique, au peintre, qu’une théorie des rapports entre poésie et peinture se fait, dans ce roman. Dans le dernier exemple de la série que nous avons donnée plus haut, c’est le statut de la réalité qui est défini par la poésie. Porriquet, « classique bonhomme (...) eut voulu voir Chile Harold. » Deux univers sont confrontés, celui de Chile Harold et celui de Byron. La littérature, dans les deux cas, donne le sens du monde. Raphaël « devenait corsaire» ; il affirme : « j’ai souvent été (...) ; j’ai été Byron, puis rien. » La poésie est liée à l’être. L’énonciation balzacienne ne modalise pas sur ce point : « devenait », « j’ai été » font la force de l’imaginaire sur le monde. Cette puissance se montre -- et s’augmente du même coup -- dans la représentation donnée du suicide. Le suicide, que le personnage de Raphaël prend en charge, contribue au spleen de La Peau de chagrin : « Il existe je ne sais quoi de grand et d’épouvantable dans le suicide. (...) Dieu seul saut combien se heurtent de conceptions, de poésies abandonnées, de désespoirs et de cris étouffés. Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie » (p. 70). Ici, on ne sait proprement plus qui parle. La narration devient narration d’une pensée, dans son mouvement : « A cette pensée, le suicide prend des proportions gigantesques. » Cette pensée est à la fois celle de Raphaël et celle du narrateur. La reprise de la narration s’ouvre ainsi: « L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables qui passaient en lambeaux dans son âme. » (p. 71) Cette solidarité, du narrateur et du personnage, agit comme une intensification et une dramatisation. C’est ce que fait le « je ne sais quoi », qui ouvre le passage que nous étudions, parce que ce « je ne sais quoi » déplace la violence attribuée au suicide. Il implique un énonciateur dans son discours. C’est aussi ce que font les prises de position, modalités interrogatives, mais qui ne portent pas de point d’interrogation ; elles composent une oralité, un lyrisme. La question affirme : « Où trouverez-vous, dans l’océan des littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec cet entrefilet : Hier, à quatre heure, une jeune femme s’est jetée dans la Seine du haut du pont des Arts. Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans, tout palit (...) ». Nous touchons ici à une poésie toute différente de ce que nous en avons vu. La radicalisation du principe poétique, ramené à une essence, rend foncièrement anti- littéraire la poésie. On peut sourire en rapprochant ce passage de la toute fin de Nadja, d’André Breton, où l’auteur se résume dans une dépèche d’information. Le propos n’est pas le même ; et cependant, dans les deux cas, on rencontre une démarche qui confond anti- rhétorique et anti-littérature. L’anti- rhétorique entre dans la sphère du poétique chez Balzac, mais du poétique comme essence. Les « poésies abandonnées » appellent les « cris étouffés ». Déjà, chez l’antiquaire, Raphaël « revêtait la terrible poésie empreinte dans le rôle de Lara. » La poésie est « empreinte dans » un rôle. La littérature semble vouée à autre chose qu’elle-même, quelque chose à quoi elle ne peut atteindre : « je ne sais pas bien ce que nous appelons, en poésie ou dans la conversation, amour; mais le sentiment qui se développa tout à coup dans ma double nature, je ne l’ai trouvé peint nulle part, ni dans les phrases apprêtées et rhétoriques de J.-J. Rousseau dont j’occupais peut-être le logis, ni dans les froides conceptions de nos deux siècles littéraires, ni dans les tableaux de l’Italie. » (p. 194, nous soulignons). C’est l’irréductible que dit ce « ni... ni...» Nous aurons à revenir sur la mise en balance faite ici, dans le passage, de la peinture et de la littérature. « Comment oser décrire ces teintes transitoires du sentiment, ces riens qui ont tant de prix, ces mots dont l’accent épuise les trésors du langage, ces regards plus féconds que les plus riches poèmes ? » (p. 195) La poésie n’est pas seulement mise en échec, elle-même est située dans ce que ne peut pas le langage. Parler de la représentation de ce que nous appelons, d’une manière générique, le poétique dans La Peau de chagrin, nous conduit donc à y examiner le statut du langage. Ce n’est peut-être pas par un simple exotisme que Balzac induit un langage mystérieux, dans son roman, l’inscription de la peau. Du « sanscrit », selon Balzac (p. 98). De l’arabe, corrige l’annotateur. Le sanscrit est emblématique, dans un contexte où les études indo- européennes se développent, en Allemagne surtout, mais aussi en France. Dans ce contexte, le sanscrit, c’est le langage pris par ses origines, par son mystère. La Peau de chagrin conduit une alliance du scientifique et du magique. Cette alliance se fait dans ce qu’après Michel Deguy, on pourrait appeler la « poïèse des arts ». La « théorie de la volonté » de Raphaël est une théorie générale du monde, de l’humanité, qui traverse les différentes disciplines, « ce long ouvrage pour lequel j’avais appris les langues orientales, l’anatomie, la physiologie » (p. 173) Ainsi, le langage est pris dans la recherche d’un savoir qui le dépasse. : « Les contemplations tranquilles de la Science nous prodiguent d’ineffables délices, indescriptibles comme tout ce qui participe de l’intelligence dont les phénomènes sont invisibles à nos sens extérieur ». (p. 171) La science, qui fait l’une des faces de la poésie, est prise dans ce que l’on pourrait appeler de « l’ineffable-comme-tout-ce-qui- est-invisible ». Là encore, s’institue un rapport précis entre dire et voir, comme entre poésie et peinture. Ce que nous verrons, c’est que cette problématique ne fait pas que traverser le roman ; elle n’est pas simplement posée, elle oriente l’écriture même du roman. La Peau de chagrin s’ouvre sur uploads/Litterature/ le-jeu-du-poetique-dans-la-peau-de-chagrin.pdf

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