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NOM : .............................................. Prénom : .............................................. Français — automne 2014 Mathieu RODUIT Jean-Paul SARTRE, « Explication de L’Étranger », in Situations I, 1947. À peine sorti des presses, L’Étranger1 de M. Camus a connu la plus grande faveur. On se répétait que c’était « le meilleur livre depuis l’armistice ». Au milieu de la pro- duction littéraire du temps, ce roman était lui-même un étranger. Il nous venait de 5 l’autre côté de la ligne, de l’autre côté de la mer ; il nous parlait du soleil, en cet aigre printemps sans charbon, non comme d’une merveille exotique mais avec la familiari- té lassée de ceux qui en ont trop joui ; il ne se préoccupait pas d’ensevelir une fois en- core et de ses propres mains l’ancien régime ni de nous pénétrer du sentiment de notre indignité ; on se rappelait en le lisant qu’il y avait eu, autrefois, des œuvres qui 10 prétendaient valoir par elles-mêmes et ne rien prouver. Mais, en contrepartie de cette gratuité, le roman demeurait assez ambigu : comment fallait-il comprendre ce per- sonnage, qui, au lendemain de la mort de sa mère, « prenait des bains, commençait une liaison irrégulière et allait rire devant un film comique », qui tuait un arabe « à cause du soleil » et qui, la veille de son exécution capitale, affirmant qu’il « avait été 15 heureux et qu’il l’était encore », souhaitait beaucoup de spectateurs autour de l’échafaud pour « l’accueillir avec des cris de haine de haine » ? Les uns disaient : « c’est un niais, un pauvre type » ; mieux inspirés : « c’est un innocent ». Encore fal- lait-il comprendre le sens de cette innocence. M. Camus, dans Le Mythe de Sisyphe paru quelques mois plus tard, nous a donné 20 le commentaire exact de son œuvre : son héros n’est ni bon ni méchant, ni moral ni immoral. Ces catégories ne lui conviennent pas : il fait partie d’une espèce très singu- lière à laquelle l’auteur réserve le nom d’absurde. Mais ce mot prend, sous la plume de M. Camus, deux significations très différentes : l’absurde est à la fois un état de fait et la conscience lucide que certaines personnes prennent de cet état. Est « absurde » 25 1 Gallimard, éd. l’homme qui, d’une absurdité fondamentale, tire sans défaillance les conclusions qui s’imposent. Il y a là le même déplacement de sens que lorsqu’on nomme « swing » une jeunesse qui danse le swing. Qu’est-ce donc que l’absurde comme état de fait, comme donnée originelle ? Rien de moins que le rapport de l’homme au monde. L’absurdité première manifeste avant tout un divorce : le divorce entre les aspirations 30 de l’homme vers l’unité et le dualisme insurmontable de l’esprit et de la nature, entre l’élan de l’homme vers l’éternel et le caractère fini de son existence, entre le « souci » qui est son essence même et la vanité de ses efforts. La mort, le pluralisme irréduc- tible des vérités et des êtres, l’inintelligibilité du réel, le hasard, voilà les pôles de l’absurde. À vrai dire, ce ne sont pas là des thèmes bien neufs et M. Camus ne les pré- 35 sente pas comme tels. Ils furent dénombrés, dès le XVIIe siècle, par une certaine espèce de raison sèche, courte et contemplative qui est proprement française : ils servirent de lieux communs au pessimisme classique. N’est-ce pas Pascal qui insiste sur « le mal- heur naturel de notre condition faible et mortelle et si misérable que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près » ? N’est-ce pas lui qui marque sa place 40 à la raison ? n’approuverait-il pas sans réserve cette phrase de M. Camus : « Le monde n’est ni (tout à fait) rationnel ni à ce point irrationnel » ? Ne nous montre-t-il pas que la « coutume » et le « divertissement » masquent à l’homme « son néant, son aban- don, son insuffisance, son impuissance, son vide » ? Par le style glacé du Mythe de Si- syphe, par le sujet de ses essais, M. Camus se place dans la grande tradition de ces Mo- 45 ralistes français qu’Andler appelle avec raison les précurseurs de Nietzsche ; quant aux doutes qu’il élève sur la portée de notre raison, ils sont dans la tradition plus ré- cente de l’épistémologie française. Que l’on songe au nominalisme scientifique, à Poincaré, à Duhem, à Meyerson, on comprendra mieux le reproche que notre auteur adresse à la science moderne : « … Vous me parlez d’un invisible système planétaire 50 où les électrons gravitent autour d’un noyau. Vous m’expliquez ce monde avec une image. Je reconnais alors que vous en êtes venus à la poésie2… » C’est ce qu’exprime de son côté et presque au même moment un auteur qui puise aux mêmes sources lorsqu’il écrit : « (la physique) emploie indifféremment des modèles mécaniques, dy- namiques ou même psychologiques, comme si, libérée de prétentions ontologiques, 55 elle devenait indifférente aux antinomies classiques du mécanisme ou du dynamisme qui supposent une nature en soi3 ». M. Camus met quelque coquetterie à citer des textes de Jaspers, de Heidegger, de Kierkegaard, qu’il ne semble d’ailleurs pas tou- 2 Le Mythe de Sisyphe, p. 35. 3 M. Merleau-Ponty: La Structure du comportement (La Renaissance du Livre, 1942), p. 1. 2 jours bien comprendre. Mais ses véritables maitres sont ailleurs : le tour de ses rai- sonnements, la clarté de ses idées, la coupe de son style d’essayiste, et un certain genre 60 de sinistre solaire, ordonné, cérémonieux et désolé, tout annonce un classique, un méditerranéen. Il n’est pas jusqu’à sa méthode (« c’est l’équilibre de l’évidence et du lyrisme qui peut seul nous permettre d’accéder en même temps à l’émotion et à la clarté4 ») qui ne fasse penser aux anciennes « géométries passionnées » de Pascal, de Rousseau, et qui ne le rapproche de Maurras, par exemple, cet autre méditerranéen 65 dont il diffère pourtant à tant d’égards, bien plus que d’un phénoménologue alle- mand ou d’un existentialiste danois. Mais M. Camus, sans doute, nous accorderait volontiers tout cela. À ses yeux son originalité c’est d’aller jusqu’au bout de ses idées : il ne s’agit pas pour lui, en effet, de faire collection de maximes pessimistes. Certes l’absurde n’est ni dans l’homme ni 70 dans le monde, si on les prend à part ; mais comme c’est le caractère essentiel de l’homme que d’« être-dans-le-monde », l’absurde, pour finir, ne fait qu’un avec la condition humaine. Aussi n’est-il point d’abord l’objet d’une simple notion : c’est une illumination désolée qui nous le révèle. « Lever, tramway, quatre heures de bu- reau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil, et lundi, 75 mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi sur le même rythme5… », et puis tout d’un coup « les décors s’écroulent » et nous accédons à une lucidité sans espoir. Alors, si nous savons refuser le secours trompeur des religions ou des philosophies existen- tielles, nous tenons quelques évidences essentielles : le monde est un chaos une « di- vine équivalence qui nait de l’anarchie » ; — il n’y a pas de lendemain, puisqu’on 80 meurt. « … Dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières l’homme se sent un étranger. Cet exil est sans recours, puisqu’il est privé des souvenirs d’une patrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise6. » C’est qu’en effet l’homme n’est pas le monde : « Si j’étais arbre parmi les arbres…, cette vie aurait un sens, ou plutôt ce problème n’en aurait point, car je ferai partie de ce monde. Je serais ce monde auquel 85 je m’oppose maintenant, par toute ma conscience… Cette raison si dérisoire, c’est elle qui m’oppose à toute la création7. » Ainsi s’explique déjà en partie le titre de notre roman : l’étranger, c’est l’homme en face du monde ; M. Camus aurait tout aussi bien pu choisir pour désigner son ouvrage le nom d’une œuvre de Georges Gis- sing : Né en exil. L’étranger, c’est aussi l’homme parmi les hommes. « Il est des jours 90 où... on retrouve comme une étrangère celle qu’on avait aimée8. » — C’est enfin moi- même par rapport à moi-même, c’est-à-dire l’homme de la nature par rapport à l’esprit : « L’étranger qui, à certaines secondes, vient à notre rencontre dans une 4 Le Mythe de Sisyphe, p 16. 5 Id., p 27. 6 Id., p. 18. 7 Id., p. 74. 8 Id., p. 29. glace9. » Mais ce n’est pas seulement cela : il est une passion de l’absurde. L’homme ab- 95 surde ne se suicidera pas : il veut vivre, sans abdiquer aucune de ses certitudes, sans lendemain, sans espoir, sans illusion, sans résignation non plus. L’homme absurde s’affirme dans la révolte. Il fixe la mort avec une attention passionnée et cette fascina- tion le libère : il connait la « divine irresponsabilité » du condamné à mort. Tout uploads/Litterature/ jean-paul-sarte-explication-de-l-x27-etranger-francais.pdf

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