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laboratorio dell’immaginario issn 1826-6118 rivista elettronica http://cav.unibg.it/elephant_castle DÉTOURS DE L’ERREUR a cura di Franca Franchi gennaio 2016 CAV - Centro Arti Visive Università degli Studi di Bergamo ELENA MAzzOLENI Arsène Lupin : fantasmes de l’identité Depuis l’âge classique l’identité de genre présuppose le respect ri- goureux des modèles vestimentaires pour éviter toute sorte de mystifications ou ambiguïtés, condamnées le plus souvent à la peine de mort. Au cours du procès contre Jeanne d’Arc, c’est le vêtement masculin qui se veut comme seul acte d’accusation offi- ciel déterminant la mort de la Pucelle d’Orléans. De nombreux exemples témoignent d’ailleurs du recours au travestissement masculin par des femmes, qui peuvent ainsi détourner les discrimi- nations sociales (c’est le cas, à l’époque moderne, de Georges Sand et de Colette1). Les vêtements renseignent sur l’identité et comportent l’apparte- nance à une classe sociale en assurant par conséquent l’identifica- tion à un rôle déterminé. À la cour royale, sous l’Ancien Régime, la condition de visibilité, et donc d’existence, en particulier pour les femmes, est soumise à la possibilité de paraître, de défiler parmi les premiers en portant les vêtements les plus somptueux et singuliers possibles. L’attention des courtisans, pas encore habi- tués ou ennuyés par les divertissements et les bals royaux, reste ainsi éveillée : on ne risque pas d’être englouti par l’anonymat et l’invisibilité. Dans son ouvrage Le Livre du Courtisan (1513-14) Bal- dassare Castiglione avertit : 1 Voir, à ce propos, les études de FRANCHI F. (1990), Le metamorfosi di Zambinella. L’immaginario androgino fra Ottocento e Novecento, Bergamo, Lubrina et id. (2012), L’im- maginario androgino. Migrazioni di generi nella contemporaneità, Bergamo, Sestante Edi- zioni. carnaval. Tous les invités reçoivent des masques représentant les traits de ceux qui étaient intervenus à la fête de l’année précé- dente. L’effroi envahit la salle, lorsque les visages en cire des mar- quis de Bouligneux et de Wartigny, morts en guerre entretemps, font leur entrée : les masques sont curieusement blancs, presque décolorés4. Le changement d’identité peut avoir aussi des effets favorables, c’est le cas de la pièce de Molière, Dom Juan ou le festin de pierre5 (1682). En fuite avec son maître, Sganarelle6 endosse un costume de médecin : les gens sur son chemin, le croyant tel, s’adressent à lui pour avoir des indications médicales. À grande surprise de Dom Juan, Sganarelle est en mesure de suggérer des thérapies. Dans ce cas, la nouvelle identité garantit au valet de l’autorité et un droit de parole : E. Mazzoleni - Arsène Lupin : fantasmes de l’identité 7 4 SAINT-SIMON (1987), Mémoires, t. VII, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », ch. 148, pp. 1983-1988. 5 MOLIÈRE (1994), Dom Juan ou le festin de Pierre, Paris, Classiques Bordas. Voir les études de GAMBELLI D. (printemps 1996), « Le “Dom Juan” de Molière et les machines de la tragédie », in Littératures classiques, 27, pp. 43-52 et id. (1996), « Métamorphoses de l’habit et figures du déguisement dans le “Dom Juan” de Molière », in Interfaces, Ca- hier du Centre de Recherches Image Texte Langage, pp. 47-62 ; et, pour une étude qui saisit la spécificité dramatique de la pièce à la lumière des valeurs socio-culturelles de son époque, CASTOLDI A. (1976), « Le “grimaces” di Don Giovanni », in Belfagor, 5, Firenze, Casa Editrice Leo S. Olschki, pp. 515-541. 6 On peut apprécier le lien que le masque de Sganarelle entretient avec le rapport entre vérité et erreur, si l’on songe à l’origine de son nom : il viendrait du verbe italien « sgannare » qui signifie « dessiller », c’est-à-dire « amener à voir ce qu’on ignore ou ce qu’on veut ignorer ». Sganarelle, qui désigne d’ailleurs plusieurs types de personnage, est souvent habillé avec des haut-de-chausses, un mantelet, un pourpoint, un bonnet et un col serré dans une fraise à l’ancienne. Il est probablement emprunté aux pièces des co- médiens italiens et introduit sur la scène par Molière, il apparaît notamment dans Le Mé- decin volant (1645), L’École des maris (1661), Le Mariage forcé (1664) et Le Médecin mal- gré lui (1666). Animés par Tiberio Fiorilli (Scaramouche) et Domenico Biancolelli (Arle- quin), les acteurs italiens partagent, depuis 1658, la salle du théâtre du Petit-Bourbon avec la troupe de Molière. À propos de la présence du théâtre italien à Paris au XVIIe siècle, voir en particulier GAMBELLI D. (1993), Arlecchino a Parigi, t. I et t. II, Roma, Bul- zoni Editore et GUARDENTI R. (1990), Gli Italiani a Parigi. La Comédie Italienne (1660- 1697). Storia, pratica scenica, iconografia, t. I et t. II, Roma, Bulzoni Editore. […] il tachera d’être aux armes non moins propre et adroit, qu’as- suré, il mettra peine de contenter les yeux des regardants par le moyen de tout ce qu’il lui semblera pouvoir donner bonne grâce ; il aura un bon cheval bien en conche, habillements propres, il usera de propos convenables, appropriés et d’inventions ingénieuses, qui atti- rent les yeux des assistants, comme l’aimant attire le fer. Il ne sera ja- mais des derniers qui comparait pour se montrer, sachant que le monde et principalement les dames, regardent plus attentivement les premiers que les derniers : pour ce que les yeux et les esprits qui sont au commencement désireux de cette nouveauté, notent et re- tiennent toute chose, et puis par la continuation non seulement saoulent mais aussi se lassent2. Dans ce contexte, la mystification n’est pas un choix, mais davan- tage une contrainte sociale : la vie mondaine est une sorte de mise en scène collective où chacun joue son rôle conformément au vraisemblable et aux bienséances. Dans son essai La conversa- zione come teatro (2009), Benedetta Craveri met en lumière l’as- pect théâtral de la société d’Ancien Régime : chacun se reflète dans les regards d’autrui et ne peut qu’exister dans la constante représentation de soi-même3. À l’occasion des fêtes royales, la cour se laisse amuser par des bals masqués, pendant lesquels on adopte des travestissements qui visent à tromper : les uns conçoi- vent des hypothèses sur l’identité des autres. Dans ses Mémoires (1705), Saint-Simon nous met en garde contre les risques de ce divertissement : le masque peut révéler le visage de la mort. C’est ce qui se passe en 1705, à Versailles, pendant les célébrations du 6 Elephant & Castle, n. 13 - Détours de l’erreur, gennaio 2016 2 CASTIGLIONE B. (1585), Le Parfait Courtisan du Comte Baltasar Castillonois, Paris, Chapuis, pp. 170-171. L’orthographe, la ponctuation et l’accentuation ont été moderni- sées. 3 CRAVERI B. (2009), « La conversazione come teatro », in CARANDINI S. (éd.), Le passioni in scena. Corpi eloquenti e segni dell’anima nel teatro del XVII e XVIII secolo, Roma, Bulzoni Editore, « I Libri dell’Associazione Sigismondo Malatesta », pp. 219-233. adversaires. Cela en vertu de son caractère tellement protéiforme qu’il lui empêche même d’endosser un masque « originaire », ma- triciel par rapport à toutes ses incarnations ultérieures8. Lupin, dont le décor de ses aventures est celui de la société du début du XXe siècle – notamment celle qui inaugure toutes les manifesta- tions les plus diverses des arts du spectacle –, n’a pas de visage, et de masque non plus : il ne laisse aucune trace de lui-même. En ef- fet, ses incursions s’offrent, à toute occasion, comme des appari- tions suivant le modèle de la fantasmagorie : il est très inquiétant et ne se fait pas reconnaître par ses traits, mais par les effets de ses actions9. D’où l’impossibilité de reconduire ses actions au pa- radigme indiciaire, qui est d’ailleurs aux origines du roman policier. Si un coup impossible a été réussi, si un vol rocambolesque a été commis, si une fuite impensable a eu lieu, et encore si la police a été dupée, on ne peut que songer à Lupin, dont l’existence est discernée de manière inductive par des symptomatologies. C’est lui-même qui l’avoue : Pourquoi, dit-il encore, aurais-je une apparence définie ? Pourquoi ne pas éviter ce danger d’une personnalité toujours identique ? Mes actes me désignent suffisamment. […] Tant mieux si l’on ne peut ja- mais dire en toute certitude : voici Arsène Lupin. L’essentiel est qu’on dise sans crainte d’erreur : Arsène Lupin a fait cela10. Parfois c’est juste sa signature qui témoigne de son passage, comme l’atteste par exemple le récit L’Aiguille creuse (1909). Au cas où on pourrait attribuer une action à Lupin, sa personna- E. Mazzoleni - Arsène Lupin : fantasmes de l’identité 9 8 Voir BELLEFQIH A. (2003), Arsène Lupin, la transparence du masque, Paris, L’Har- mattan. 9 À propos de la fantasmagorie et ses déclinations littéraires et visuelles à l’époque moderne, voir l’édition de ROBERTSON E.-G. (2011), Mémoires récréatifs, scientifiques et anecdotiques d’un physicien-aéronaute, tome 1: La Fantasmagorie, édition établie et présen- tée par FRANCHI F., Bergamo-Paris, L’Harmattan-Sestante Edizioni. 10 LEBLANC M. (2004), L’Évasion d’Arsène Lupin, t. I, Villeneuve-d’Ascq, Omnibus, p. 21. C’est l’habit d’un vieux médecin, qui a été laissé en gage au lieu où je l’ai pris, et il m’a coûté de l’argent pour l’avoir. Mais savez-vous, Mon- uploads/Litterature/ elena-mazzoleni-arsene-lupin-fantasmes-de-l-x27-identite.pdf
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- Publié le Jui 18, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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