Genesis Manuscrits – Recherche – Invention 34 | 2012 Brouillons des Lumières Us
Genesis Manuscrits – Recherche – Invention 34 | 2012 Brouillons des Lumières Usages des supports d’écriture au XVIIIe siècle : une esquisse codicologique Claire Bustarret Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/genesis/908 DOI : 10.4000/genesis.908 ISSN : 2268-1590 Éditeur : Presses universitaires de Paris Sorbonne (PUPS), Société internationale de génétique artistique littéraire et scientifique (SIGALES) Édition imprimée Date de publication : 10 avril 2012 Pagination : 37-65 ISBN : 978-2-84050-822-9 ISSN : 1167-5101 Référence électronique Claire Bustarret, « Usages des supports d’écriture au XVIIIe siècle : une esquisse codicologique », Genesis [En ligne], 34 | 2012, mis en ligne le 10 avril 2014, consulté le 30 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/genesis/908 ; DOI : 10.4000/genesis.908 Tous droits réservés E N J E U X 37 «J e brûle tout », s’exclame Buffon, « lorsque je mourrai, on ne trouvera chez moi aucun papier inutile. J’ai pris ce parti en songeant qu’autrement je m’ensevelirais sous mes papiers1 ». La destruction ici n’a rien de l’enterrement rituel dont rêvera Flaubert, la conservation, réservée aux papiers « utiles », ne présage nullement le legs exhaustif qu’effectuera Victor Hugo2. Cependant la décision évoquée laisse supposer la place envahissante conquise par le papier dans la vie de l’écrivain et savant du xviiie siècle, réputé pour son acharnement à parfaire le style3. L’expression « mes papiers » qu’emploie Buffon désigne à l’évidence des feuillets écrits, le matériau acquérant au cours du processus le statut d’objet personnel. Qu’entendait-il par un papier « utile » ? Plusieurs brouillons de Bernardin de Saint-Pierre portent la mention : « publié, à Brûler » (fi g. 1), indice que l’on détruisait encore volontiers les manuscrits ayant servi à l’impression, et par là même devenus « inutiles ». Buffon effectue un tri, apparemment sans états d’âme – mais non sans souci de léguer quelque trace, voire quelque preuve, de son labeur. Le feu épargna en effet une quantité importante de papiers, pour la plupart des manuscrits de travail, où la main du savant voisine avec celle de ses collaborateurs4. Alors que certains corpus comme celui des manuscrits de travail de Montesquieu proviennent en grande part de fonds familiaux, bien des documents sont entrés dans les fonds publics lors des confi scations révolutionnaires, tandis que ceux de Diderot ou de Rousseau ont fait l’objet d’échanges 1. Jacques Roger, Buffon. Les Époques de la nature, édition critique, éd. du Museum, Paris, 1988, Introduction, p. XI, cite le Voyage à Montbard de Hérault de Séchelles comme source de cette citation. 2. G. Flaubert, Lettre à Louise Colet, 3 avril 1852 (Correspondance, vol. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 66-67). Roger Pierrot, « Constitution, fi nalité, avenir des collections de manuscrits littéraires modernes depuis Victor Hugo », Leçons d’écriture, ce que disent les manuscrits, éd. A. Grésillon et M. Werner, Paris, Lettres modernes Minard, 1985, p. 7-14. 3. Réputation à laquelle se réfère Flaubert : « Pour écrire une page et demie, je viens d’en surcharger de ratures douze ! M. de Buffon allait jusqu’à quatorze », Correspondance, 1871-1877, Paris, éd. Club de l’Honnête Homme, t. XV, 1975 (14 juillet 1876). 4. Buffon rappelle à l’abbé Bexon qu’il a « jeté le manuscrit [de Boulanger] comme papier inutile » après en avoir fait copier des extraits par son secrétaire Trécourt (lettre du 8 août 1779, citée par H. De Brémont d’Ars-Migré, Un collaborateur de Buffon, l’abbé Bexon, Paris, Honoré Champion, 1936). Je remercie Pascale Heurtel et Alice Lemaire de m’avoir facilité l’accès au fonds de la Bibliothèque du Museum national d’histoire naturelle. 37 Genesis 34, 2012 Usages des supports d’écriture au XVIIIe siècle : une esquisse codicologique Claire Bustarret En hommage à Marianne Bockelkamp 38 symboliques, fi nanciers, ou de dons (« mécénat » de Catherine II pour le premier5, dépôts posthumes à l’Assemblée nationale pour le second) leur assurant fort tôt un statut patrimonial6. Ces nombreux ensembles du xviiie siècle offrent à l’étude d’imposantes masses de documents, pour la plupart dans un état de conservation excellent en raison de la qualité du papier, composé uniquement de matières textiles et presque dépourvu d’adjuvants chimiques. L’analyse matérielle trouve là un terrain de prédilection : dans le domaine français, Marianne Bockelkamp, qui fut l’une des pionnières de l’application de la méthode codicologique aux manuscrits modernes, consacra plusieurs années à l’exploration des papiers employés par Denis Diderot, complétant et rectifi ant les observations de Paul Vernière et de Robert Shackleton7. Elle puisa également pour l’analyse des supports d’écriture de Johann 5. Georges Dulac, avec la collaboration d’Alexandre Stroev, « La lointaine sauvegarde : les manuscrits français du xviiie siècle dans les fonds russes », Genesis, n° 3, 1993, p. 143-156. 6. Florence Callu, « La transmission des manuscrits », dans Manuscrits des écrivains, Paris, CNRS Éditions, Hachette, 1993, p. 54-67, et Nathalie Ferrand, « J.-J. Rousseau, du copiste à l’écrivain », Écrire aux XVIIe et XVIIIe siècles. Genèses de textes littéraires et philosophiques, Paris, CNRS Éditions, coll. « Textes et manuscrits », 2000, p. 191-212. 7. Marianne Bockelkamp, « L’analyse bétaradiographique du papier appliquée à l’étude des manuscrits de Diderot », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, n° 254, 1988, p. 139-173 et « Was lehren uns die Wasserzeichen der Pariser Winckelmann-Handschriften ? », Philobiblon, n° 40, 1996. Fig. 1 : Annotation allographe « publié, à Brûler » : Bernardin de Saint-Pierre, ms. 90, f. 19 r° (Bibliothèque municipale du Havre) E N J E U X U S A G E S D E S S U P P O R T S D ' É C R I T U R E A U X V I I I e S I È C L E 39 Joachim Winckelmann à la source d’une érudition allemande qui avait de longue date intégré la codicologie, cette « discipline auxiliaire » alors inconnue en France hors du champ des recherches médiévistes. C’est à la suite de ses travaux que les dix-huitièmistes français ont manifesté un regain d’intérêt pour l’analyse matérielle des manuscrits. Aussi l’exploration s’est-elle poursuivie, me donnant l’occasion de traiter de façon assez systématique les corpus massifs de Montesquieu, en collaboration avec Catherine Volpilhac-Auger, et de Condorcet, avec Nicolas Rieucau, et d’analyser plus ponctuellement les papiers qu’employèrent Rousseau, Buffon ou Condillac8. Prenant appui sur ces corpus d’écrivains français, et sur la méthode qui a permis de recueillir une moisson d’indices matériels dans la base de données MUSE9, je vais tenter d’esquisser un « tableau codicologique » des matériaux d’écriture employés au siècle des Lumières et de leurs usages. Mon hypothèse est que l’approche de l’objet écrit dans sa dimension la plus strictement matérielle permet d’articuler l’étude des pratiques intellectuelles et créatives avec l’histoire de la consommation et des usages du papier, support privilégié de l’écriture à l’ère moderne et contemporaine. S’agit-il d’un raccourci audacieux mais fragile, relevant d’un positivisme suspect ? Pourtant les recherches sur les matériaux des arts plastiques ou graphiques bénéfi cient en France de l’apport de technologies de pointe – dont les analyses ne répondent pas seulement aux besoins de la conservation, mais servent aussi à la connaissance des procédés créatifs. L’édition érudite contemporaine ne dédaigne pas de prendre en compte les résultats de telles enquêtes, et, bien au-delà du domaine littéraire, des travaux récents permettent d’inscrire cette démarche dans un axe de recherche pluridisciplinaire portant sur la constitution de l’activité savante et la transmission des savoirs, orientation que partagent nombre d’anthropologues et d’historiens des cultures lettrées10. Quels sont les indices pertinents à relever pour établir un descriptif exploitable ? En quoi la méthode descriptive peut-elle tirer parti des acquis de l’histoire du papier ? L’étude de la matérialité de l’écrit étant par défi nition « transversale » aux recherches menées sur corpus, comment parvient- elle à dépasser un protocole surtout analytique pour contribuer à un inventaire plus large des usages ? L’ampleur des fonds de manuscrits d’auteurs des Lumières permet de contextualiser les traits matériels observés dans tel dossier particulier : c’est là un point essentiel, car l’occurrence isolée nous apprend bien peu de chose. Conçue initialement par des médiévistes, puis appliquée aux manuscrits modernes, la codicologie examine l’ensemble des aspects matériels de la production écrite, non seulement les supports mais les tracés et instruments 8. Plusieurs milliers de feuillets de la main de Diderot, de Condorcet, de Montesquieu ou de leurs secrétaires ont été analysés, quelques centaines de la main de Rousseau, de Condillac, de Buffon et de ses collaborateurs (les données provenant de cette dernière étude présentées ici sont inédites). 9. Base de données « Manuscrits, Usages des Supports et de l’Écriture », application conçue par C. Bustarret et Serge Linkès, voir notre article « Un nouvel instrument de travail pour l’analyse des manuscrits : la base de données MUSE », Genesis, n° 21, 2003, p. 161-177, <www.item.ens.fr/index.php?id=223455>. 10. Lieux de savoir, dir. Christian Jacob, Paris, Albin Michel, vol. I : Espaces et communautés, 2007 ; vol. II : Les mains de l’intellect, 2011. L’analyse matérielle des manuscrits du xviiie siècle : une moisson d’indices 40 d’écriture11. uploads/Litterature/ genesis-908 1 .pdf
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- Publié le Oct 18, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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