ENTRE NATURALISME ET FRÉNÉTISME : LA REPRÉSENTATION DU FÉMININ DANS LE CALVAIRE

ENTRE NATURALISME ET FRÉNÉTISME : LA REPRÉSENTATION DU FÉMININ DANS LE CALVAIRE Dans une lettre écrite à Émile Zola le 29 septembre 1887 à propos de La Terre, Mirbeau, bien qu’il réitère son admiration à celui qu’il considère comme « l’écrivain le plus puissant, le plus étreignant de ce temps », n’en offre pas moins un commentaire sévère sur la manière dont le chef de file du naturalisme peint le paysan dans son roman : Je vis peut-être dans un milieu où le paysan est autre qu’ailleurs. Celui-là est admirable, et il m’a peut-être fait oublier le vôtre qui est vrai, sans doute individuellement et exceptionnellement, mais qui est faux dans le grand décor où vous l’avez placé. Les siècles ont passé sur le paysan dont je vous parle, et n’ont rien laissé de leur passage. On reconnaît en lui les mêmes figures que peignit Van Eyck, et que peignit Millet, un gothique lui aussi par son grand amour, et sa compréhension de la nature. En fait de naturalisme, les gothiques n’ont-ils pas été nos maîtres, et n’ont-ils pas rendu tout ce qu’on peut rendre ? Ce même paysan que je vois ici, je l’ai rencontré pareil dans le Perche, dans la Mayenne, dans une partie de la Normandie. Et il m’a toujours ému. Et il y a en lui, en effet, un coin de ce mysticisme grandiose, que je trouve dans toutes les choses de la nature1. L’intérêt de cette lettre réside dans le fait que le commentaire critique de Mirbeau intervient en un lieu frontalier – entre littérature et peinture – pour évoquer, dans sa double référence à Van Eyck et Millet, une conception ambiguë du gothique en rapport avec celle proposée par les Romantiques. Gothique, d’une part, lié à un romantisme archaïsant, dépositaire de la tradition artistique médiévale et de sa dimension mystique ; gothique, d’autre part, rattaché à un romantisme tardif, dont la dévotion à la nature et aux scènes de la vie paysanne vise à glorifier un quotidien qui engage à l’humilité. Cette peinture dont la force est d’étendre sa vision des paysages aux humbles ouvre paradoxalement la voie au naturalisme. Est-il besoin de rappeler que, dans leur désir de revenir aux sources de l’observation et de la nature, les romanciers naturalistes sont redevables à des paysagistes tels que Millet ? Même si Mirbeau reproche à Zola de ne pas inscrire sa peinture du paysan dans le prolongement sensible et spirituel du décor naturel, il n’en demeure pas moins qu’il a su déceler chez ce romancier un attachement romantique pour la figure de l’artiste. À propos de L’Œuvre, n’a-t-il pas fait remarquer que Zola avait « synthétisé [en Claude Lantier] le plus épouvantable martyre qui soit, le martyre de l’impuissance2 »? On retrouve, dans Le Calvaire, cette figure de l’être souffrant, de l’artiste martyr, du génie incompris, à travers les personnages de l’écrivain Mintié et du peintre Lirat. Eléonore Roy- Reverzy dit à ce sujet : « […] les deux éléments de conflit mis à jour à propos du roman zolien – la femme et la société – se trouvent dans Le Calvaire dissociés, traités par l’intermédiaire des deux figures de l’artiste qui nous sont proposées : à Lirat reviendra le martyre social, à Mintié les souffrances de la vie partagée avec l’être indigne3 ». Ce qui permet de constater avec l’auteur que le roman de Mirbeau se situe à la croisée d’une tradition romantique et d’un naturalisme à vocation démystificatrice. Dans Le Calvaire, ce double héritage se fait sentir dès les premières pages du roman à travers l’évocation de la mère, avec laquelle Mintié partage une sensibilité maladive qui se traduit par des 1 Octave Mirbeau, Correspondance générale, L’Âge d’Homme, 2003, t. I, p. 709. 2 Le 19 avril 1886, en pleine rédaction du Calvaire, il avait effectivement écrit une lettre à Zola au sujet de L’Œuvre dans laquelle il disait : « Génie à part, j’ai retrouvé en cette douloureuse figure [Claude Lantier] beaucoup de mes propres tristesses, toute l’inanité de mes efforts, les luttes morales au milieu desquelles je me débats, et vous m’avez donné la vision très nette et désespérante de ma vie manqués, de ma vie perdue », Ibid., op. cit., p. 527. 3 Éléonore Roy-Reverzy, « Le Calvaire, roman de l’artiste », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, p. 28. 1 crises de mélancolie, des enivrements de mort et des détraquements nerveux comme signes outranciers de dégénérescence. C’est toutefois le phénomène irrationnel de l’atavisme qui prévaut ici en tant que fatalité, car l’anamnèse ne démystifie rien, n’explique rien. La mère est en effet rendue à son mystère par la mort et vient de ce fait consacrer l’échec du concept même de filiation, le souvenir que son fils garde d’elle n’étant plus que de l’ordre d’une vision hallucinée : « La nuit vint. La nuit sinistre et pesante, que hanta seul le spectre de la mère, trébuchant sur des croix et sur des tombes, la corde au cou4 ». Une telle citation n’est pas sans évoquer les traces d’un héritage gothique à saveur terrifiante, que l’on retrouve par exemple dans le romantisme macabre d’un Théophile Gautier. La présente étude se propose donc de se pencher sur l’éclectisme de l’inspiration mirbellienne et ses effets retors dans Le Calvaire. Elle vise plus précisément à montrer que dans ce roman, la représentation du féminin comme genre et gender5 se donne à lire dans une tension entre ce qui fonde le principe naturaliste, à savoir une herméneutique scientifique et déterministe, et ce qui, à l’inverse, est de l’ordre d’une imprégnation de l’imaginaire noir, où les territoires subjectifs du moi échappent à une objectivation raisonnée. Il nous semble en effet que Mintié, dans son besoin de cerner Juliette, la femme aimée, selon des données positivistes, se heurte à cet être indéterminable et effrayant qui circule sous les concepts, déjouant ordre et logique et faisant planer la menace d’une indistinction chaotique. Et ce sexe énigmatique auquel le narrateur du Calvaire est confronté, tant dans sa relation à la mère qu’à l’amante6, ne culmine-t-il pas en une esthétique de l’excès porteuse de tous les mystères, de tous les interdits ? Nous tâcherons donc de délimiter une telle esthétique par un examen plus en profondeur des diverses filiations du genre gothique. Les travaux actuels de Joëlle Prungnaud7, circonscrivent la production et la diffusion du roman noir, en Angleterre et en France, selon une perspective diachronique divisée en quatre étapes : le roman gothique (1780-1820), le roman frénétique (1820-1840), les mystères en feuilletons (1840-1880), et le roman gothique décadent (1880-1918). Une de ces étapes de la production romanesque, à savoir le gothique décadent, intéresse notre analyse dans un premier temps, puisqu’il nous ramène au contexte socioculturel fin-de-siècle qui a vu naître Le Calvaire. Les Décadents ont une vision crépusculaire du monde car le mythe général de transformation et de progrès scientifique qui hante leur époque fait surgir en eux une angoisse de l’incertitude, de la dégénérescence et du vide. En réaction à cette inexorable marche en avant, ils éprouvent le besoin de régresser, de se tourner vers le passé et la religion pour recueillir l’héritage gothique. Mais comment être le dépositaire de l’art religieux d’un Van Eyck sans en être le copiste, comment transplanter l’art d’autrefois et faire revivre la tradition médiévale dans la modernité ? En devenant esthètes, en faisant le choix d’une forme sans contraintes, ce qui permettra à ces adeptes du renouveau gothique de jouer, dans leur création, sur un glissement subtil entre art religieux et religion de l’art. À cet égard, le roman de Mirbeau offre une réflexion sur le retour du gothique dans l’art moderne, à travers le regard que le narrateur-écrivain porte sur la peinture de Lirat auquel il prête sa voix : Le retour de la peinture moderne vers le grand art gothique, voilà ce qu’on ne lui pardonnait pas. Il avait fait de l’homme d’aujourd’hui, dans sa hâte de jouir, un damné effroyable, un corps miné 4 Octave Mirbeau, Le Calvaire, Albin Michel, 1925, p. 19. Toutes les références ultérieures renvoient à cette édition, avec le numéro de page indiqué entre parenthèses. 5 Par gender, nous entendons l’appartenance au sexe. 6 Au sujet du lien entre la mère et la maîtresse, voir l’article de Virginie Quaruccio, « La puissance du mystère féminin dans Le Calvaire », Cahiers Octave Mirbeau, no 6, 1999. Selon l’auteur, il y a un lien à établir entre ce personnage et la mère du narrateur : « Elles sont différentes, complémentaires, indissociables, et Jean Mintié n’aura de cesse de retrouver à travers le corps de Juliette le corps maternel » (p. 79). 7 Cf. Joëlle Prungnaud, Gothique et Décadence. Recherches sur la continuité d’un mythe et d’un genre au XIXe siècle en Grande-Bretagne et en France, Honoré Champion, 1997. Toutes les références ultérieures renvoient à cette édition, avec le numéro de page indiqué entre parenthèses. 2 par les névroses, aux chairs suppliciées par les luxures, qui halète sans cesse sous la passion qui l’étreint et lui enfonce uploads/Litterature/ anna-gural-migdal-entre-naturalisme-et-frenetisme-la-representation-du-feminin-dans-quot-le-calvaire-quot.pdf

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