Du chevalier Tirant au chevalier Quichotte: la critique humaniste des romans de

Du chevalier Tirant au chevalier Quichotte: la critique humaniste des romans de fiction et le détachement ironique de Cervantès1 From Knight Tirant to Knight Quixote: The Humanistic Criticism of Romances and the Ironic Detachment of Cervantes Rafael Beltrán (Universitat de València) Les aventures du chevalier Tirant Ces dernières années, les célébrations des deux centenaires des premières éditions de Tirant le Blanc (Valence, 1490 ; cinquième centenaire) et de Don Quichotte (Partie II, 1615 ; qua- trième centenaire) ont suggéré de réfléchir et de faire le point sur tout ce que nous savons, mais aussi sur tout ce que nous ignorons toujours de ces œuvres. Ce sont les deux romans les plus emblématiques de l’histoire littéraire respectivement catalane et espagnole. Commençons par le moins connu, Tirant le Blanc, l’un des romans européens les plus importants du xve siècle. Écrit en catalan par le chevalier valencien Joanot Martorell, il raconte les aventures d’un chevalier breton, Tirant, qui, après s’être fait connaître dans les célébrations et les batailles de la Cour d’Angleterre, est devenu chef des forces armées qui ont volé au secours de Rhodes, libérant l’île du siège subi par les Turcs et sauvant la capitale byzantine, l’Empire et le Christianisme des infidèles turcs, et épousant la fille de l’Empereur. L’intrigue de Tirant le Blanc — le célèbre thème de la conquête de Constantinople — témoigne des idéaux de la chevalerie 1. Ce travail fait partie du projet de recherche Parnaseo (Serveur Web de littérature espagnole), FFI2017-82588-P (AEI/FEDER, UE), attribué par le Ministère de l’économie, de l’industrie et de la compétitivité. Merci à Lidiya Stefanova pour m’avoir aidé dans la traduc- tion du texte. Cependant, la responsabilité finale pour d’éventuels défauts de langue ou de style n’incombe qu’à moi. Colloque Don Quichotte avant Don Quichotte ? ISSN: 1579-7422 Tirant, 22 (2019), pp. 239-258 240 Tirant, 22 (2019) Rafael Beltrán Don Quichotte avant Don Quichotte ? courtoise de son temps et les porte au pinacle. Après la chute de la capitale byzantine, qui tomba en 1453, la question de la croisade et de la reconquête des lieux saints devint de plus en plus brû- lante. Écrit entre 1460 et 1465, le roman reformule de manière romanesque certains épisodes historiques, comme le soutien apporté, en 1444, à Rhodes (défendue par les chevaliers de l’ordre de Saint Jean ou de l’Hôpital et assiégée par les troupes du sultan égyptien Abusaid Diajmak); et d’autre part, il réalise (en fiction) l’utopie impossible d’une Constantinople à jamais restée chrétienne, d’une Afrique du Nord totalement convertie au christianisme2. Le chevalier Tirant accomplit dans la fiction ce que le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, dans les années cinquante, ou le pape Pie V avaient tenté de mettre sur pied des décennies auparavant —une croisade inter- nationale, après la conquête de Constantinople (Beltrán, 2012 et 2018). L’auteur de Tirant le Blanc, Joanot Martorell, chevalier né à Valence en 1410 dont la vie a été marquée par le romanesque, est un bon représentant de la noblesse belliqueuse et bien culti- vée qu’on retrouve dans toute l’Europe à la fin du Moyen Âge. Sans doute, le moment le plus crucial de sa vie fut son voyage en Angleterre, vers 1438-1439, dont l’objectif était de demander au roi anglais, Henri VI de Lancaster d’accepter le rôle de juge dans un duel à mort entre lui et son cousin Joan de Monpalau. Le duel était la conséquence des actes déshonorants de Monpalau envers Damiata, l’une des sœurs de Martorell, actes dont Monpalau ne voulait pas assumer la res- ponsabilité en épousant la jeune fille. Cet incident, qui apparemment n’est pas très important, est l’élément déclencheur qui permet à Martorell de découvrir le vrai sens du monde chevaleresque. En Grande-Bretagne, Martorell découvre la cour anglaise et sa littérature. C’est ainsi que l’une des œuvres les plus célèbres, Guy de Warwick, a été utilisée dans les premiers chapitres de Tirant le Blanc où le maître du jeune Tirant est inspiré, sans doute, du héros chevaleresque Guy de Warwick. Martorell et son roman s’inscrivent dans le contexte historique de la période hispanique du xve siècle. La couronne d’Aragon brillait de toute sa splendeur, et son fleuron était le Royaume de Valence, qui lui a offert un siècle d’or littéraire. Après quelques années d’instabilité dues à une crise successorale, le pays s’est lancé dans une politique étrangère agressive. Alphonse v le Magna- nime (1416-1458) conquiert le Royaume de Naples où il s’entoure d’une cour brillante jusqu’à sa mort. Le séjour de Joanot Martorell à Naples, entre 1450 et 1458, à la cour d’Alphonse v, suggère qu’il a eu un contact direct avec la culture pré-humaniste du Quattrocento italien. Dans Tirant le Blanc, on trouve des mentions aux auteurs classiques comme Cicéron, Sénèque ou Ovide. À son retour, Martorell commence son roman le 2 janvier 1460 et il ne lui fallut pas plus de cinq ans pour l’écrire, jusqu’à sa mort en 1465. Le manuscrit n’a été publié qu’en 1490, à Valence (Chiner, 1993). L’intrigue de près d’un millier de pages de Tirant le Blanc a une forte dimension réaliste. Comme le dit Barberà, « Ce vaste récit offre, d’une part, toute une série de processus et de tac- tiques militaires, de descriptions de machines de guerre et de mouvements de troupes qui font du héros breton un grand stratège, sur terre comme en mer. L’œuvre devient ainsi un document précieux sur l’époque, avec des caractéristiques et des intentions très éloignées de celles que l’on trouve dans les livres de chevalerie du cycle breton, où prédomine l’élément merveilleux, et où le héros a une physionomie totalement improbable » (1997 : 27). 2. L’édition critique la plus importante de Tirant le Blanc est celle de Hauf (2005). Pour la traduction en espagnol, voir Martorell (1974). La traduction en français moderne est de Barberà (Martorell, 2003). Cf. les Actes éditées par Barberà (1997), avec quinze ar- ticles spécialisés, tous avec traduction en français. La traduction en l’italien moderne est due à Cherchi (2013). Pour le roman, en par- ticulier dans sa relation avec Don Quijote, cf. Beltrán (2006), Grilli (1994 y 2004), Martines (1997), Mérida (2006, 2013), Pujol (2002, 2015), Riquer (1990, 1992) et Siviero (1997); et les volumes collectifs de Barberà (1997), Bellveser (2011), Babbi et Escartí (2015). Tirant, 22 (2019) 241 Du chevalier Tirant au chevalier Quichotte Don Quichotte avant Don Quichotte ? La carrière militaire du protagoniste du roman, Tirant, atteint son apogée lorsque l’em- pereur de Constantinople le nomme César et en fait son successeur à la tête de l’Empire romain oriental. Au début du XIV e siècle, la position de César avait déjà été occupée par Roger de Flor (1266-1307), grand capitaine de la couronne d’Aragon, qui avait défendu Saint Jean d’Acre (1291) et qui, étant au service d’Andronique ii Paléologue, avait sauvé Constantinople de cette invasion grâce à ses victoires sur les Turcs. Roger de Flor est connu comme le principal modèle historique du personnage de Tirant. À l’image de son modèle historique, Tirant sauve non seulement Constantinople, avec l’aide des rois alliés d’Afrique qu’il gagne laborieusement à sa cause au long de nombreux chapi- tres, mais s’empare aussi de toutes les terres de l’Empire qui avaient été conquises par les Turcs, lesquels sont totalement défaits. Tirant meurt peu après, alors qu’il est encore jeune, et l’Empe- reur meurt à son tour. À la fin du roman, un parent français de Tirant lui succède comme empe- reur, qui épousera –nous dit-on dans les dernières lignes– la fille du roi d’Angleterre. Ainsi, le roi de France et le roi d’Angleterre se retrouvent unis à Byzance. Énorme et chimérique fiction avec une ambition pro-européenne. Objectif utopique d’un roman dans lequel, pourtant, tout –absolu- ment tout– est emprunté à la réalité contemporaine; et dans lequel tout est vraisemblable, jusqu’à la victoire finale possible du christianisme sur les infidèles (Riquer, 1990 et 1992). D’autre part, les amours de Tirant et de Carmésine, qui se déroulent dans le cadre de la vie de cour de Constantinople, sont narrées avec une profonde vision émotionnelle et psychologique et des détails sensuels très raffinés. Le texte est une œuvre ambitieuse et cohérente caractérisée par sa profondeur conceptuelle et son élégance rhétorique. Barberà résume ainsi : « Une prose très variée, tantôt solennelle, rhétorique et pompeuse, tantôt familière, vive et nuancée, coupée de dialogues très expressifs, qui reflètent une réalité dans laquelle l’auteur a vécu, et qui fut celle de l’exubérante Valence du milieu du xve siècle, confère à Tirant le Blanc une réelle grandeur en tant que création littéraire » (1997: 28). Le roman connut un succès immédiat: il fut réédité dans sa langue originale, le catalan, en 1497, et traduit quatorze ans plus tard en espagnol. L’éditeur de Tirant en espagnol espérait un succès identique à celui d’Amadis de Gaule, publié en 1508 en quatre livres. La parution d’Amadis connut en effet un énorme succès et marqua le xvie siècle en Espagne, inspirant toute une série de romans chevaleresques. On relève plus de quatre-vingts titres, avec des tirages supérieurs à deux cents uploads/Litterature/ du-chevalier-tirant-au-chevalier-quichot.pdf

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