Augustin Berque Milieu et identité humaine // Milieu and human identity In: Ann
Augustin Berque Milieu et identité humaine // Milieu and human identity In: Annales de Géographie. 2004, t. 113, n°638-639. pp. 385-399. Abstract The identity of human subjects, both individual and collective, varies along history and according to culture. The question is here examined in light of Nishida's philosophy, which put forward a logic of the identity of the predicate, or a logic of place, as opposed to the Aristotelian logic of the identity of the subject, and in connection to Watsuji's theory of human milieu. Human identity results from the process of an opening of worlds, or cosmophany, displayed at various time-spacen scales of in the contingency of history and in the concreteness of the ecumene. Résumé L'identité du sujet humain, individuelle ou collective, varie dans l'histoire et selon les cultures. La question est examinée en rapport avec la philosophie de Nishida, qui opposa une logique de l'identité du prédicat, dite aussi logique du lieu, à la logique aristotélicienne de l'identité du sujet, ainsi qu'avec la théorie des milieux humains de Watsuji. L'identité humaine résulte d'un processus d'ouverture de mondes, ou cosmophanies, à diverses échelles de temps et d'espace, qui se déploient dans la contingence de l'histoire et la concrétude de l'écoumène. Citer ce document / Cite this document : Berque Augustin. Milieu et identité humaine // Milieu and human identity . In: Annales de Géographie. 2004, t. 113, n°638-639. pp. 385-399. doi : 10.3406/geo.2004.21630 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geo_0003-4010_2004_num_113_638_21630 & Mil ieu et identité h u mai ne M ilieu and human identity Augustin Berque Directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales Centre de recherches sur le Japon, UMR 8040, EHESS/CNRS Résumé L'identité du sujet humain, individuelle ou collective, varie dans l'histoire et se- lon les cultures. La question est examinée en rapport avec la philosophie de Nishida, qui opposa une logique de l'identité du prédicat, dite aussi logique du lieu, à la logique aristotélicienne de l'identité du sujet, ainsi qu'avec la théorie des milieux humains de V\/atsuji. L'identité humaine résulte d'un processus d'ouverture de mondes, ou cosmophanies, à diverses échelles de temps et d'es- pace, qui se déploient dans la contingence de l'histoire et la concrétude de l'écoumene. li) g?!S :o::=E CUE uo u ® @ Abstract The identity of human subjects, both individual and co/lective, varies along his- tory and according to culture. The question is here examined in light of Nishi- da's philosophy, which put forward a logic of the identity of the predicate, or a /ogic of place, as opposed to the Aristotelian logic of the identity of the subject, and in connection to Watsuji's theory of human milieu. Human identity results from the process of an opening of worlds, or cosmophany, displayed at various time-spacen scales of in the contingency of history and in the concreteness of the ecumene. © Mots-clés Q) \Q) I!? Key-words ldentité, sujet, prédicat, terre, monde, milieu, écoumene, médiance, cosmophanie. Jdentity, subject, predicate, earth world, milieu, ecumene, mediance, cosmophany. ...et e go foris. Saint Augustin , Confessions, X, 27, 38 1. 1 Mais qui donc est au m il ieu d u monde ? Ce premier soir de campement dans le bois, notre guide m 'apprit qu'Algonquins n'était que la dénomination que d'autres leur avaient don- née. Eux-mêmes se nommaien t Anicinabe, c'est-à-dire « les Humains véritables » . Je lus plus tard, dans La Toponymie d es Algonquins 2 , que l'abi d'Abitibi (la région nord-ouest du Québec) signifie « milieu » ; et je me S'adressant à Dieu pour dire en quel état il se trouvait avant de recevoir la grâce, Augustin écrit : « Tu étais au dedans de moi, et moi j' étais au dehors de moi-même (lntus eras, et ego foris) » . 2 Commission de toponymie du Québec, Dossiers toponymiques, 26 : la toponymie des Algon- quins, Québec, 1999. Plus exactement, Abitibi signifie : « là ou les eaux se divisent » (c'est-à-dire l'interfluve entre le bassin du Saint-Laurent et celui de la baie James). De l'algonquin âphitô ( moitié ou demie) et nipi (eau). Ann. Géo., n" 638-639, 2004, pages 385-399, © Armand Colin 386 • Augustin Berque ANNALES OE GÉOGRAPHIE 1 Nº 638-639 • 2004 re1ouis de vérifier ainsi que cette terre des Humains véri ta bles, ou nous nous trouvions alors, était au beau milieu de celles des autres. Comme géographe, je m'interrogeais depuis longtemps sur l'écou mene 3, c'est-à-dire sur la relation humaine à l'étendue terrestre 4 ; et je savais que cette relation se vit toujou rs comme le Monde, avec soi-même au milieu. C'est pou rquoi tant de peuples se sont appelés « les Hu mains », com me s'il n'y avait de ce genre qu'eux- mêmes sous le ciel ; et c'est pourquoi le mot même d' écou- mene - la « terre ha bitée » en général, oikoumenê gê chez Strabon par exemple - a pu aussi ne désigner, selon l 'époque et le contexte, que la terre habitée par les Grecs, ou l'Empire romain, ou encare, au tem ps de Byzance, la terre chrétienne ; avec toujou rs, pourtant, cette dimension <l 'universalité que comporte, étrangement, la singularité de notre propre existence : le milieu dans leq ucl nous vivons, celui ou se forge notre iden- tité, c'est toujou rs, et à toute échelle, le milieu du monde. À partir de Copernic, cependant, la science devenan t moderne a con- testé ce genre de centralité. Le « monde elos » des visions antérieures a peu à peu cédé la place à « l 'univers infi ni » 5 du paradigme occidental moderne classiq ue. II s'est décentré, l'espace devenant cct absolu homogene, iso- trope ct infini qu'établit la cosmologie newtonienne et auquel faisai t pen- dant, du point de vue de notre relation avcc les choses, lc dualisme carté- sien qui voit dans l'étcndue un objet neutre, strictement mesura ble et extérieur à nous-mêmes. Dans un tel cadre, non seulement la Terre, à quel- que échelle que ce soit, n 'cst plus au centre de l'univers, mais l'existencc hu mai ne est découplée dcs choses, devenues de simples objets disposés dans l'étend ue. En prí ncipe, du moins. Selon le même príncipe, tous les humai ns relevent d'une scule hu manité, et tous lcs milieux d'une scule Terre. Ainsi le sujet devi nt-il le seul dépositaire de sa propre iden tité, qu'au pa- ravant il partageai t avec les êtres de son milieu . Tel est le fondemen t géographique de l'individua lismc moderne : à savoir que, désormais, l 'on fut soi-même dans l'absolu , indépendammcnt de l'étend ue terrestre. De ce fait, la ccntralité diffusc que nos ancêtres voyaient concretement dans leur milieu , et qui les fondait à se considérer commc les seuls vérita bles Humains, 3 lnterrogations dont j'ai tenté la synthese dans Écoumene. lntroduction à l'étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000. 4 C'est-à-dire l'ensemble des milieux humains, ou l'habiter humain sur Terre ( écoumene vient d'oikein, habiter) ; question qui est indissociablement géographique et ontologique, puisqu'elle implique non seulement l'étendue physique mais aussi !'espace vécu. Ou seul point de vue de l'étendue physique, c'est-à-dire en tant que « partie de la Terre occupée par l'humanité:· >, écou- mi me, que la géographie emploie généralement au masculin, « a perdu sa capacité de différenciati on » (Roger Brunet et Hervé Théry (dir.), Les M ots de la géogra phie, Montpellier/Paris, Reclus/Documentation française, 1992, art. « Écoumene »). j'emploie le terme au féminin : « S'agissant de l'être humain, la prise en compte phénoménologique de son rapport à la nature impose aujourd'hui de considérer l'écoumene sous un autre jour; distinction que l'on recom- mandera ici de manifester par la restitution à ce terme de son genre premier, le féminin » Uacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géogra phie et de /'espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, art. « Écoumene »). 5 Pour reprendre la formulatíon classique d'Alexandre Koyré, Ou monde cios à /'univers infini, Paris, Gallimard, 1973 (1957). Artides Milieu et identité humaine • 387 nous ne la reconnaissons plus que dans la dimension abstraite de la subjec - tivité individuelle, qui est i rrévoca blement singuliêre et par conséquent échappe aux lois u niverselles de l étend ue objective. Son ancrage est trans- cendantal. En effet, ce sujet qui censément est le même «je » en tou t lieu et en toute circonstance, il descend de l'institution sacrale de la conscience individuelle par le christianisme, aux yeux duquel l'absolu ( Dieu ) est pré- sent en chaque être humain : Manes in memoria mea, Domine 6 . Issues largement de cette conception 7, les valeu rs que nous attachons à la personne individ uelle touchent à l'absolu, quand bien même leur fonde- ment religieu x nous échappe aujourd'hui à tel point que l'individ ualisme aura été, justement, le facteur le plus puissant du déclin des pratiq ues reli- gieuses en Eu rope 8. La liberté de penser ou de ne pas penser, pou r nous, c'est en effet uploads/Geographie/ milieu-et-identite-humaine-berque-augustin.pdf
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- Publié le Mar 02, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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