- 1 - Aux origines de la science, ou Quelle science pour quelles origines ? Pie

- 1 - Aux origines de la science, ou Quelle science pour quelles origines ? Pierre Marage Faculté des Sciences Université Libre de Bruxelles Où faire remonter les origines de la science ? A la Grèce présocratique ? à Sumer ? plus haut encore ? Ou plutôt à Galilée, à Newton ? Et qu’en est-il de la Chine ? Partant à la recherche des origines de la science, nous serons inévitablement conduits à une réflexion sur la science elle-même : selon les époques, les cultures, les disciplines, quels types de dialogues avec le monde, quels types d’intelligibilité la science a-t-elle construits ? Conférence donnée à Avignon, Théâtre des Doms Cycle « Les origines… » Le 20 mai 2006 Les organisateurs du cycle « Les origines… » me font l’honneur de m’inviter à réfléchir avec vous cet après-midi sur « les origines de la science ». Les origines de la science… – sujet vaste s’il en est, qui embrasse une bonne partie de l’histoire de l’humanité mais qui implique en outre que nous sachions … ce qu’est la science ! Ce qui n’est pas acquis, et constituera en fait une bonne partie de notre réflexion d’aujourd’hui. Après de longues hésitations, je me suis décidé à commencer notre cheminement avec la science grecque. La pensée grecque comporte en effet de nombreux traits « scientifiques » au sens moderne du terme, et le fait d’assister à leur mise en place nous aidera à définir la science moderne. Mais en même temps, la science grecque est bien différente de la nôtre – non seulement, évidemment, par ses contenus de savoir, mais aussi par ses approches, par sa scientificité même. Bref, nous partirons de la science grecque parce qu’elle a fourni la base et le berceau de la science moderne, mais aussi parce que c’est contre elle que celle-ci s’est largement construite au XVIIème siècle. Nous aurions pu, pourtant, remonter plus haut, à l’Egypte antique, à Sumer, qui ont marqué et nourri dans une large mesure la science grecque, et dont certaines démarches peuvent aussi nous instruire sur ce qu’est la science. Dans « Mésopotamie. L’écriture, la raison et les dieux », Jean Bottéro affirme « qu’en Mésopotamie, très tôt et bien avant les Grecs, la divination est devenue une connaissance de type scientifique » ; faisant allusion à ce qu’il appelle la « divination déductive », et en particulier aux listes divinatoires sumériennes, il parle de « ‘découverte’ de l’esprit scientifique ». Si la divination peut trouver une source empirique dans le rapprochement fortuit entre tel événement mémorable et, par exemple, telle anomalie dans la conformation d’animaux de sacrifice, la forme même des listes relève, selon Bottéro, d’une démarche « de droit », « déductive, systématique, capable de prévoir, ayant un objet nécessaire, universel et, à sa façon, abstrait. » Certaines listes avancent en effet des prédictions détaillées pour les cas où le foie de l’animal sacrifié présenterait deux vésicules - 2 - biliaires, ou trois, ou quatre … jusqu’à sept ; ou pour celui où une femme donnerait naissance à des jumeaux, des triplés, des quadruplés, quintuplés, … nonuplés. Cas évidemment impossibles, où il ne peut donc s’agir de rapprochements factuels avec des événement historiques, mais qui relèvent de la recherche de lois à caractère systématique. L’astrologie peut de même trouver sa source dans un désir de rechercher dans le monde une rationalité qui aille au-delà de la contingence de l’histoire humaine. Claude Lévi-Strauss nous entraîne plus loin encore. Au chapitre premier de son ouvrage « La pensée sauvage », intitulé « La science du concret », il s’insurge contre ceux qui ne prêtent aux « primitifs » qu’une pensée courte, paresseuse. Il relève au contraire des recensions de plusieurs centaines de plantes, et souligne les très nombreux termes techniques utilisés pour décrire leurs organes : « Il est clair qu’un savoir aussi systématiquement développé ne peut être fonction de la seule utilité pratique. (…) Mais précisément l’objet d’une telle science n’est pas d’ordre pratique. Elle répond à des exigences intellectuelles avant, ou au lieu, de satisfaire à des besoins. » Il souligne que « l’exigence d’ordre est à la base de la pensée que nous appelons primitive, mais seulement pour autant qu’elle est à la base de toute pensée », et il rejoint Hubert et Mauss qui qualifiaient la pensée magique de « gigantesque variation sur le thème du principe de causalité. » Mais revenons aux Grecs, au « miracle grec ». Miracle, bien sûr, qui n’est pas seulement scientifique mais aussi artistique, philosophique et politique. Ce qui n’est pas sans rapport avec notre propos : l’éveil de la science grecque n’est sans doute pas étranger au contexte de la cité, avec l’appel à la raison et à l’argumentation dans la sphère du politique, ainsi d’ailleurs qu’à l’abstraction portée par l’écriture alphabétique et par l’invention et l’utilisation de la monnaie. Sans exagérer ces traits, on ne peut d’ailleurs qu’être frappé par le contraste entre la Grèce et la Chine, empire fluvial où les besoins de l’agriculture et de l’irrigation appellent une direction centralisée efficace, et dont l’écriture idéogrammatique riche et complexe constitue l’un des plus puissants ciments à travers l’histoire. Aux commencements étaient les physiologues ioniens des VIème – Vème siècles : Thalès, Anaximandre, Anaximène à Milet, Héraclite à Ephèse. On connaît leurs systèmes, basés sur un principe : l’eau, l’air, le feu – formidable tension vers l’unité. Et singulièrement avec Héraclite, l’affirmation de ce qui sera une constante de la pensée grecque : expliquer le mouvement, la diversité, la variation dans le monde : « Tout coule - παντα ρει », « toutes choses sont convertibles en feu et le feu en toutes choses, tout comme les marchandises en or et l'or en marchandises. » Cette recherche du principe unique peut sembler naïve et sera vite dépassée, mais il en reste un apport immense : la construction d’une vision laïque du monde et de la nature. Bien sûr, les dieux règnent sur l’Olympe et peuvent intervenir dramatiquement dans la vie des hommes, mais la nature et son développement (le sens profond de « ϕυσις », la nature), l’intelligibilité du monde ne font pas appel à eux. La pensée grecque formant une merveilleuse dialectique, l’approche matérialiste des physiologues ioniens est contredite à l’autre bout de la Méditerranéen, en Italie du Sud, par la pensée de Pythagore et de sa secte, captivés par un émerveillement dont la source est dans la rencontre entre nombres et harmonie (le multiple « miracle grec » !) : passant près d’une forge, Pythagore est frappé dit-on par l’harmonie générée par les sons émis sur l’enclume par des marteaux dont les masses forment des rapports entiers ; il reconnaît l’harmonie des sons émis par les cordes de la lyre dont les longueurs sont entre elles comme des entiers ; la secte découvre les propriétés des nombres pairs, des nombres premiers, des nombres parfaits qui – comme 6, 28, 496 – sont égaux à la somme de leurs diviseurs, des paires de nombres amiables dont chacun – tels 220 et 284 – est égal à la somme des diviseurs de l’autre, des triades – - 3 - telles 3-4-5 et 6-8-10 – dont la somme des carrés des deux premiers est égale au troisième. Nous-mêmes ne pouvons rester insensibles à cette magie des nombres. Mais Pythagore et sa secte dépassent cet émerveillement. Egyptiens et Babyloniens avaient découvert certaines propriétés des nombres, mais ce sont les Grecs qui ont su, en inventant la démonstration, transposer à la mathématique cette exigence de la vie de la cité : celle de l’argumentation qui s’impose à tous. Si Pythagore a, paraît-il, sacrifié un bœuf aux dieux pour les remercier de l’avoir éclairé sur son fameux « théorème », ce n’est pas pour la découverte des propriétés du triangle rectangle, que connaissaient sans doute l’Egypte et la Mésopotamie, mais c’est pour lui avoir permis d’en fournir la démonstration irréfutable, universelle, absolue, s’appuyant sur une chaîne pure de raisonnements mathématiques. Car là se trouve bien une part au moins du génie grec : une exigence d’universalité, une exigence de rigueur (n’est-ce pas la même chose ?) qui ne peut se satisfaire de résultats approchés à la manière de Babylone, aussi subtilement acquis soient-ils. Exigence d’universalité qui sera l’un des fondements et l’une des spécificités de la science grecque, et dont nous avons hérité. Exigence qui provoquera la ruine de la secte quand sera découverte l’irrationalité de racine de 2, l’impossibilité d’exprimer à partir de nombres dérivant de l’unité celui-là même dont le carré est le plus petit des entiers : 2. Les dieux auront beau précipiter dans la mort le traître Hipassos qui a révélé le secret, rien n’y fera : la secte est condamnée, la science grecque se détourne des nombres et de leurs propriétés pour se replier sur l’étude des figures et la géométrie, où elle fera merveille. En réponse tant aux Ioniens qu’aux Pythagoriciens se fait entendre la grande voix de Parménide et des Eléates, dans sa rigueur implacable : « L’être uploads/Science et Technologie/ origines-de-la-science.pdf

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