50 Le marxisme entre science et utopie Georges LABICA (Université Paris X) Il s

50 Le marxisme entre science et utopie Georges LABICA (Université Paris X) Il s'agit de revenir sur la complexité des rapports entre le marxisme (tout d'abord chez Marx et Engels) et la pensée utopique, dans l'enjeu même d'une définition critique du socialisme. De la récusation de toute utopie, comme écran et fuite par rapport à la réalité des conflits sociaux ; à la reconnaissance de formes contrastées des positions utopiques et aux dettes contractées envers elles, une dérive historique s'opère qui découvre, dans l'orthodoxie constituée du marxisme-léninisme, la figure singulière d'une utopie "scientifique". Un tel paradoxe n'est pas seulement l'indice et le principe de difficultés théoriques, qui provoquent le questionnement sur la nature du marxisme, il propose, dans la conjoncture d'aujourd'hui, une réhabilitation des puissances de l'utopie, en tant que le non-encore advenu, au sens d'Ernst Bloch, de la révolution. Le fil conducteur de mon propos sera le suivant : la question de l'utopie éclaire le marxisme, point seulement la pensée de Marx et d'Engels, car elle rend raison à la fois de sa genèse et de sa clôture, qui paraissent désigner aujourd'hui le marxisme comme la fin d'une utopie et, peut-être, de façon paradigmatique, la fin de toute utopie. A cette fin je consacrerai quelques thèses, de caractère passablement abrupt, en ce sens qu'elles ne pourront être développées dans toutes leurs conséquences. La récusation de l'utopie Voici la première, qui conserve, en large part, la force d'une idée reçue : le marxisme serait antithétique de toute utopie. Le marxisme récuse l'utopie, parce qu'il lui signifie son congé. Or un tel énoncé nous installe d'emblée dans un paradoxe : la fin proclamée de l'utopie marxiste serait la fin d'une doctrine ayant expulsé l'utopie de sa définition. Au nom, notons-le, de la science ou, à tout le moins, de la scientificité dont le marxisme s'est réclamé. Qu'il suffise de rappeler la formule de Marx selon laquelle le communisme est «l'adversaire le plus résolu de l'utopisme»1 ; ou le jugement d'Engels : « Pour faire du socialisme une science, il fallait qu'il soit placé sur un terrain réel, qu'il reçoive une base solide, inattaquable. Et ce fut l’œuvre de Marx »176. Lénine, bien après, est encore plus catégorique, quand il écrit : « La théorie de Marx a été la première à faire du 176 Anti-Duhring, Paris, Les Editions sociales, 1950, p. 391 ; même idée chez Lénine, dans Œuvres, Moscou- Paris, Les Editions sociales/ les Editions du progrès, 1966, tome 1, p. 373, op. cit. 51 socialisme, d'utopie qu'il était, une science, à en poser les fondements inébranlables, à tracer le chemin à suivre en le développant dans tous ses détails »177. L'explication de cette idée est à rechercher dans la critique marxienne du thème de l'insularité et des « robinsonnades ». Ces dernières notamment sont encore prises au sérieux par des esprits aussi distingués que ceux de Smith ou de Ricardo, alors qu'elles ne sont rien d'autre qu'une anticipation (Vorwegnahme) de la société bourgeoise et de son idéologie individualiste-libérale178. Engels, assurant dans l’Anti-Duhring qu'à «l'immaturité de la production capitaliste répond l'immaturité des théories »179, reprend et développe, trente ans après, les analyses déjà présentes dans le Manifeste180 : les utopies socialisantes correspondent à la période où se met en place la contradiction, essentielle au mode de production capitaliste, entre bourgeoisie et prolétariat ; aussi longtemps que cette contradiction n'est pas devenue dominante, l'utopie a pour fonction d'en anticiper l'absence ou l'issue plutôt que les effets, et l'imaginaire se substitue à la lune des classes181. Par où les utopistes ne pouvaient qu'être utopistes182, entendons « révolutionnaires », tandis que leurs successeurs ou sectateurs, une fois exprimée la contradiction, seront nécessairement « réactionnaires »183. Par voie de conséquence, se donne à lire une seconde thèse, savoir que le marxisme expose la vérité des utopies. Il expose, en tant que sa topique, le non-lieu de l'utopie ; il est le lieu manqué de ce non-lieu ; la temporalité de ce faux temps (uchronos), le dit de ce non-dit. Il montre l'objet réel de l'utopie, l'histoire en tant que base matérielle. Dans la même direction, Ruyer a parlé du caractère foncièrement anhistorique et « antidialectique » de l'utopie, et Louis Marin du « neutre ». Encore s'agit-il moins, chez les socialistes utopiste de la « fin du temps » que d’une nostalgie du temps comme vouloir du temps, mais ce vouloir ne se peut constituer en pouvoir, ni même en savoir qui ne soit adéquat ; il se tient à leur place, à contre-temps. L' « oubli » de l'histoire n'est pas seulement omission d'un procès contradictoire, mais de cette contradiction qu'est la lutte des classes, concept sans lequel est fallacieux tout déchiffrement des utopies. Avec l'avènement du marxisme l'utopie passe à table, dit de quoi elle parle. Engels l'assure, elle est grevée et, avec elle, le développement bourgeois, « dès son début » — Thomas Munzer, les Niveleurs, l'Utopie de Thomas More184 — de la contradiction entre égalité politique et égalité sociale, elle-même expressive de la contradiction entre classes, bourgeoisie et prolétariat, qui n'est nullement « surmontée », mais proprement occultée, et par conséquent source de nombreuses et graves confusions dans le prononcé d'un unique mot d'ordre : «Egalité». Du socialisme « utopique » au socialisme « scientifique », si l'on va d'une « conception à l'autre, c'est à l'existence de deux scansions qu'on le doit, donc de conditions objectives telles qu'elles rendent aussi possible la sortie des catégories de leur ciel intelligible. Faux frère dont le communisme doit se débarrasser185. Proudhon incarne cette ambiguïté doctrinale où les catégories demeurent prises une fois même que le mouvement réel a mis au jour les contradictions dont elles étaient la présence gommée. Frère sans doute, mais faux, « celui qui veut bien de la marchandise, mais ne veut pas de l'argent »186, de l'égalité mais non de l’abolition des classes. 177 Ibid, tome 4, p. 216. 178 Cf. Introduction aux Grundisse. traduction française dans Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, Les Editions sociales, 1957, p. 149-150. 179 Ami-Duhnng, op. cit., p. 297. 180 Karl Marx, le Manifeste du Parti Communiste, Paris. Les Editions sociales, 1972. cf. le chapitre intitule « Le socialisme et 1e communisme critico-utopiques ». 181 Ibid. 182 Anti-Duhring, op. cit., p. 304. 183 Manifeste, op. cit., chap. cité. 184 Anti-Duhring, op. cit., p. 391. 185 Lettre à Weydemeyer, 1er février 1859, dans Correspondance, Paris, Les Editions sociales, tome 5, p. 255. 186 Ibid. 52 Classes, philosophie, révolution Ce qui nous fait prendre le risque de deux nouveaux énoncés. D'abord celui-ci : le rapport du marxisme à l'utopie, c'est le rapport d'une position de classe, celle du prolétariat, à une autre, celle de la petite-bourgeoisie. Le socialisme utopique est une idéologie de la petite-production. Ses cités idéales sont d'abord des expressions systématisées des contradictions inhérentes à la société marchande, aussi longtemps que cette dernière n'est pas parvenue à sa forme la plus développée, avec le mode de production capitaliste, et que n'est donc pas dominante la contradiction polaire entre travail salarié et capital. Cela veut dire qu'il y a bien deux modalités d'existence de l'utopie. L'une proprement pré- ou ante-scientifique indépassable, au sens hégélien d'une critique qui se trouve empêchée de parvenir à sa propre critique. Lucide ou naïve, la prise de conscience des utopistes n'en est pas moins constamment tonique, parfois anticipatrice quand elle avance des critères décisifs, tel chez Fourier, le degré d'émancipation de la femme comme mesure de l'émancipation générale187, ou des finalités révolutionnaires, ainsi « l'abolition de l'Etat » chez Saint-Simon188. Mais ce rôle progressif se change en nostalgie ou en régression dès que les contre-sociétés ont perdu leur adéquation (de fait jamais complète) au mouvement historique. Qu'il s'agisse de la persistance, même dans des formes différentes, d'anciens rapports de production ou de l'extension et parfois de la formation de nouvelles couches sociales (l'ensemble étant généralement rangé sous le vocable de « petite- bourgeoisie »), quels que soient le terreau d'origine et les intentions du locuteur, la fonction utopique, devenue « utopiste », en cette seconde étape est non-scientifique et même anti- scientifique le plus souvent, quand on l’apprécie à travers ses effets dans les luttes sociales : « A mesure que la lutte des classes s'accentue et prend forme, cette façon de s'élever au-dessus d'elle par l'imagination, cette opposition imaginaire qu'on lui fait, perdent toute valeur pratique, toute justification théorique »189. Ainsi en va-t-il des « capacités », à la veille de la révolution de 1848, tout particulièrement d'un Lamartine190. Ainsi en va-t-il d'un Ioujakov qui baptise hypocritement « utopie » un projet de réforme de l'enseignement secondaire où, faute de distinction entre castes et classes, l'association entre instruction et travail productif aboutit au travail des seuls élèves pauvres et se révèle donc tout à fait compatible avec l'autocratie191. Notre second énoncé est d'ambition beaucoup plus vaste. Il s'énonce : le marxisme, ainsi entendu prononce la fin de l'utopie. Il en est l’Ausgang, la sortie, comme il était, comme il est, celle de la philosophie et uploads/Science et Technologie/ le-marxisme-entre-science-et-utopie-georges-labica.pdf

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