-QU'EST-CE QUE LA CIVILISATION? Lecture faite par M. Albert COUNSON, en séance

-QU'EST-CE QUE LA CIVILISATION? Lecture faite par M. Albert COUNSON, en séance du 13 octobre 1923. Quid mores sine legibus ? Quid leges sine scienliis ? La science et la paix triompheront de l'ignorance el de la guerre. P A S T E U R . La civilisation est le vrai nom de notre siècle. C'est le mot d'ordre victorieux qui circule sans trêve autour du globe avec le télégraphe et le papier imprimé. C'est le signe lu dans le ciel, et par lequel l'esprit vaincra la bête. Que désigne-t-il au juste ? Que veulent ses champions ? Quels obstacles rencontrent-ils ? La civilisation ou organisation civile de l'espèce humaine progresse en adaptant l'ordre social à l'ordre universel. Elle peut se mesurer à l'action des découvertes scientifiques sur la législation. Pour faire des citoyens du monde (c'est là le sens originel et le but de la civilisation), il faut calquer les lois de la cité sur les lois de la nature. Car celle-ci, plus cons- tante en ses effets que l'homme en ses lubies, voue au néant les fantaisies des barbares qui méconnaissent la physique (1)., C'est en vain qu'au temps jadis de bonnes gens, pour combattre les orages, sonnaient des cloches et brûlaient des sorcières • sonneries et bûchers seraient toujours à recommencer, si le paratonnerre de Franklin n'avait démontré leur futilité. Voilà belle lurette que les Grecs sont revenus de la météoro- (') C'est ce que pressentait Bacon : Naturae non imperalur nisi parendo., 1 8 262 Albert Counson logie erronée en vertu de laquelle ils immolaient Iphigénie pour modifier la direction du vent. Depuis que les Français ont découvert la biologie, ils ont renoncé à traiter les écrouelles par l'imposition des mains royales et à recruter les officiers d'après les généalogies de D'Hozier. A chaque progrès scien- tifique, les petits dieux tonnants, soufflants, régnants, détalent Sous le grand fouet d'éclairs que brandit la raison. Si l'organisation sociale est plus lente que la dispersion des idoles, si tant de malentendus et de contestations obscur- cissent encore les rapports de la physique et de la morale, c'est que nous n'employons pas le même langage pour parler de l'une et de l'autre. La science s'est édifiée à Tàide des trois dimensions de la géométrie euclidienne. Le style de la morale, de la politique, de l'histoire, ne connaît que les trois dimensions de la grammaire : passé, présent, futur. Tandis que les énoncés scientifiques sont tous au mode indicatif, la morale nïultîplie les impératifs. Les titres qui accouplent des termes ' hétéro- clites : « morale scientifique » et ' « science mofale », restent donc des chimères. Puis, l'indifférence des sages pour la « plaisante justice Qu'une rivière borne »,' l'ignorantie des poli- ticiens, le zèle des privilégiés'pour les'abus dont ils profitent, la paresse mentale du 'plus grand nombre, rendent la barbarie plus tenace dans l'ordre social que dans la république des sciences; Le monde des chercheurs de vérités est généralement en avance d'une génération et de plusieurs idées sur le monde des salons. Les laboratoires, ces temples de l'avenir, inspirent une telle sérénité que leurs fidèlès; sûrs d'avoir raison, ne pratiquent aucune iconoclastie. Ils ne s'irritent' même pas de tous- les fétichismes qu'instaurent l'ignorance et la sottise. Malgré tout, comme1 la raison finit toujours par avoir raison, les progrès de' la morale suivent clopin-clopant les progrès de la physique. E t la trajectoire de la civilisation est déter- minée par le parallélogramme de deux forces : la force sociale Qu'est-ce que la civilisation ? 263 des sciences et la force éducatrice des lois. Cuvier, au nom de l'Institut; disait à Napoléon : « Conduire l'esprit humain à sa noble destination, la connaissance de la vérité, répandre •des idées saines dans les classes les moins élevées du peuple, soustraire les hommes à l'empire des préjugés et des passions, fairé de la raison l'arbitre et le guide suprême de l'opinion publique, voilà l'objet essentiel des sciences ; voilà comment elles concourent le plus à l'avancement de la civilisation, et ce qui doit leur mériter la protection des gouvernements qui veulent rendre leur puissance inébranlable- en la fondant sur le bien-être commun. » La ' civilisation s'ihspire d'une nouvelle philosophie de la nature et de l'homme. Sa philosophie de la nature, c'est l'évolution. Sa philosophie de l'homme, c'est la perfectibilité indéfinie de l'espèce humaine.Cette attitude récente de l'homme éclairé devant la nature explorée crée la discipline de l'armée humaine dans sa lutte pour la vie. La civilisation est une, comme notre espèce, et comme la planète que nous habitons. Les anciens se figuraient que l'histoire, école de la vie, donnait les meilleures leçons de politique. Tournée vers un passé illusoire, l'humanité allait à reculons. Les fables l'entre- tenaient dans une perpétuelle enfance. La civilisation rem- place l'histoire par la science dans la direction du monde. A la pseudo-science des illusions mortes, elle préfère la science appliquée des réalités permanentes. Elle situe l'âge d'or non plus derrière nous dans le passé ignorant et féroce, mais devant nous, dans un avenir plus éclairé et plus humain. A la stérile nostalgie du « bon vieux temps », elle substitue le fanatisme de l'espérance (x). Elle réprouve l'exploitation de l'homme par l'homme et recommande l'exploitation, (') Barère écrivait : « Pour le philosophe et le moraliste, le principe de la révo- lution est dans les progrès des lumières, dans le besoin d'une civilisation meilleure » (Réponse d'un républicain français au libelle de sir Francis d'Yvernois, l'aris, frimaire ail IX). 264 Albert Counson plus lucrative, de la planète par l'homme conscient et organisé. C'est un changement de front du genre humain, à qui elle assigne pour but le perfectionnement social. Il s'agit désormais de vivre non plus par les souvenirs, les privilèges, le folklore, les pedigrees et les préjugés, dans les temps révolus et obscurs, mais par les projets et les inventions, dans un avenir imminent et certain. Gouverner, c'est prévoir ; et prévoir, c'est savoir. Comme la force de l'homme réside dans sa pensée, sa faiblesse et son malheur venaient surtout de sa stupidité. La plupart de nos erreurs, de nos guerres et de nos maux, tenaient à l'imperfection de nos souvenirs. En dissipant les hallucinations ancestrales, la civilisation libère et ennoblit l'homme et transfigure l'univers. Elle humanise les individus en leur expliquant le système du monde. La barbarie avait pour physique la magie et pour morale la guerre. La civilisation a pour physique l'expérimentation et pour morale la paix, basée sur la conformation du corps humain, lequel ne contient aucun organe destiné à sucer le sang humain. Jusqu'à cet avènement de la conscience universelle et de la science (l'une c'est l'autre), ce qui tenait lieu de programme humanitaire portait le nom de politesse, italianisme de la Renaissance. C'était une culture, une domestication, un dressage réglé sur le ton des cours, et préférable à la sauva- gerie. Mais la barbarie immémoriale subsistait dans le morcelle- ment des castes et des territoires, dans le prestige de la guerre et dans le mépris du travail. Le fond de la morale, dans les monarchies policées, ressemblait fort à la morale des Animaux malades de la peste. Le père de Chateaubriand avait été négrier ; le landgrave de Hesse vendait ses sujets mâles ; Frédéric II considérait l'espèce humaine comme un bétail qu'on élève dans un Parc aux Cerfs pour le plaisir des grands. Le peu de morale qu'on entendait, consistait finalement à faciliter aux victimes la résignation ; à la chair à canon et à la chair à harem, la docilité ; aux assassins héréditaires, Qu'est-ce que la civilisation ? 265 beati possidentes, la prescription et le pouvoir. La société européenne, sélection à rebours, permettait à des dégénérés allemands d'envoyer au charnier l'élite de la race blanche. La civilisation est une idée d'hier. Nous sortons à peine d'une incroyable barbarie. Les fantômes de la nuit gothique flottent encore dans l'aube de la cité planétaire. De même que la seule science de l'esprit humain, c'est l'histoire de l'esprit humain, de même il convient et il suffit, pour définir la civilisation, de raconter comment elle s'est affirmée et imposée, c'est-à-dire comment l'enseignement et les applications de la chimie, de la physique et de la biologie, ont modifié l'alimentation, les relations sociales et la longé- vité. Les cent dernières années ont transformé la planète plus profondément que les cent siècles antérieurs (1). Elles ont im- primé à la population du globe un mouvement accéléré, qui ne s'arrêtera qu'avec l'espèce humaine. Seule, la science appliquée pouvait mener à bien l'œuvre de civilisation ; toutes les monarchies universelles avaient échoué ; les langues universelles se succèdent rapidement dans l'universel oubli ; seules, les lois de la chimie, de la physique et de la biologie, s'imposent à toutes les races et mettent aux mains de leurs inventeurs des armes invincibles. Leurs nomenclatures sont les seules langues universelles qui aient réussi, parce que ce sont des langues perpétuelles. Les découvertes sont autant de conquêtes définitives et de joies pour toujours. C'est en 1798 que le mot uploads/Science et Technologie/ bulletin-1923-ii-04.pdf

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