14/11/2021 22:54 Archéologie des machines occultes https://journals.openedition
14/11/2021 22:54 Archéologie des machines occultes https://journals.openedition.org/terrain/16632 1/11 Terrain Anthropologie & sciences humaines Collection Ethnologie de la France Cahiers d'ethnologie de la France 69 | avril 2018 : Fantômes Informations sur cette image Archéologie des machines occultes Corps, techniques et « science des fantômes » autour de 1900 Philippe BAUDOUIN p. 96-113 https://doi.org/10.4000/terrain.16632 Résumé Dans cet article, l’auteur propose d’étudier l’usage que les communautés spirites et savantes firent, entre 1870 et 1910, des machines, dans les protocoles expérimentaux conçus pour communiquer avec les défunts. En s’appuyant sur les récits d’expériences rapportés par différentes figures et institutions majeures de cette période, il s’agit de montrer le rôle ambivalent de la machine dans les techniques de communication post-mortem mises en place par la doctrine spirite, puis d’analyser les enjeux épistémologiques des dispositifs mis en œuvre par les scientifiques pour contrôler les phénomènes produits par les médiums, dans le cadre d’expériences menées au sein des sociétés d’études psychiques. Texte intégral « Les machines sont beaucoup plus que les enfants de la raison, elles sont surtout les filles de l’imagination, des rêves et des mythes ; elles sont beaucoup plus que des instruments techniques : elles sont des appareils métaphysiques. » 14/11/2021 22:54 Archéologie des machines occultes https://journals.openedition.org/terrain/16632 2/11 Jean Brun, « Biographie de la machine » (1985 : 4). Si le tournant du xxe siècle est généralement considéré comme une période déterminante concernant l’application de l’électricité aux techniques de télécommunication, il se caractérise également, en Europe et aux États-Unis, par l’attention accrue d’une part non négligeable de la communauté scientifique à l’endroit des phénomènes occultes. Dans une formule particulièrement saisissante à cet égard, Ernst Bloch rappelle à quel point le sentiment d’effroi observé chez les premiers spectateurs des machines électriques traduit la connivence profonde entre science et imaginaire : « La lumière électrique, certes, chassa les coins sombres des escaliers et greniers, la sinistre nuit, et par là le séjour favori des spectres. Restait néanmoins ceci : plus la technique se montrait lucide et avancée, plus elle s’entrecroisait mystérieusement avec le vieux règne tabou des vapeurs, de la vitesse supraterrestre, des robots fils du Golem et des éclairs bleus. Ainsi atteignit-on à ce qui était imaginé jadis sous le nom d’espace magique. » (Bloch 2015 [1929] : 20) Anticipant à sa manière les conclusions de Walter Benjamin qui considérera par la suite le spiritisme comme le revers de toute invention technique (Benjamin 2000 [1933] : 366), Bloch pointe ainsi l’un des paradoxes de cette fin de siècle : la domestication de l’électricité n’a pas abouti à la domestication des esprits mais bien au contraire à leur propagation. Dans un monde désormais envahi de câbles et d’ondes de toutes sortes, les esprits des disparus auraient ainsi simplement changé de demeures, préférant la fluidité de l’électricité à la discrétion de l’obscurité. 1 Or, si les âmes ont trouvé dans les moyens modernes de communication l’occasion d’une prolifération renouvelée, la seconde révolution industrielle a également permis une électrisation des corps, attribuant à ces derniers une place singulière au sein des innombrables réseaux médiatiques. Conçu comme l’un des rouages de ce vaste système technologique, le corps devient à partir de la seconde moitié du xixe siècle un espace fragmenté, morcelé, divisé. Par l’entremise des techniques de reproduction (téléphone, photographie, radiophonie, cinématographie, etc.), son image peut désormais être reproduite à l’envi, sa voix amplifiée et transmise à distance de manière presque instantanée. Ernst Bloch ne s’y est donc pas trompé : tout semble indiquer qu’en cette fin de siècle, savants et occultistes font œuvre commune en déployant un « espace magique » où les frontières entre le rationnel et l’irrationnel tendent à s’effranger. Sensible également à l’enchantement mis au jour par ces différentes inventions électriques, Deleuze n’hésitait d’ailleurs pas à qualifier ces dernières de « machines à fantômes ». Ces « moyens de communication-expression », disait-il, contrairement aux « moyens de communication-translation, qui assurent notre insertion et nos conquêtes dans l’espace et le temps », « suscitent les fantômes sur notre route et nous dévient vers des affects incoordonnés, hors coordonnées » (Deleuze 1983 : 142-143). Encore auréolée de nombreux mystères au tournant du xxe siècle, la fée électricité semble donc être parvenue à exaucer simultanément les vieux rêves d’ubiquité et d’immortalité de l’homme, au prix d’une inquiétante spectralisation du monde. 2 Démultipliant ainsi la présence humaine sous la forme de doubles électromagnétiques, les dispositifs inventés autour de 1900 s’apparentent, rappelle Jean Brun, à des « machines métaphysiques » dont la potentielle dimension occulte se laisse aisément deviner. Or, ce sont souvent ces mêmes appareils qui sont employés alors pour explorer « les forces naturelles inconnues » chères à l’astronome Camille Flammarion (1842-1925), féru de spiritisme. Garantes par principe de l’objectivité expérimentale, ces machines sont mises à contribution dans l’observation de phénomènes considérés comme inexpliqués : la télépathie, la communication avec les morts, la clairvoyance, la télékinésie, etc. Il s’agit, pour ces chercheurs d’un nouveau genre, de faire valoir le bien- fondé d’un champ d’expérimentation encore inexploré – celui que la « métapsychique » promet d’étudier avec une « prudence scientifique extrême » en se concentrant sur « les phénomènes, mécaniques ou psychologiques, dus à des forces qui semblent intelligentes ou à des puissances inconnues latentes dans l’intelligence humaine » (Richet 1922 : 5). 3 À l’origine de l’intérêt des savants pour les manifestations spirites, on s’accorde à placer les phénomènes de coups frappés (raps) observés en 1848 par les sœurs Fox à Hydesville et les communications prétendument établies avec M. Splitfoot – l’esprit 4 14/11/2021 22:54 Archéologie des machines occultes https://journals.openedition.org/terrain/16632 3/11 Faire parler les morts supposé hanter leur cottage. Engendrant un véritable engouement populaire, ces événements attisent rapidement la curiosité d’honorables représentants de la société de l’époque, à l’instar du juge John Worth Edmonds (1799-1874) et du chimiste Robert Hare (1781-1858), persuadés de l’authenticité des faits relatés par les fillettes. Quelque temps après que l’Europe a succombé à la mode des tables tournantes, les premières expériences scientifiques s’organisent au sein de la Société dialectique de Londres. En 1868, son comité directeur désigne une commission, à laquelle participe le naturaliste Alfred Russel Wallace (1823-1913), dont le rapport conclura, après dix-huit mois d’investigations, à la véracité des faits invoqués. S’ensuit la fondation de la Society for Psychical Research en 1882 et de l’American Society for Psychical Research en 1884, pour lesquelles l’étude des facultés des médiums devient l’objet d’importantes recherches. Si les prouesses de ces derniers – majoritairement féminins – mettent principalement en jeu des forces et des objets, leur soumission à l’expérimentation scientifique permettra probablement, pense-t-on alors, de percer le mystère de leurs capacités exceptionnelles. De leur côté, certains spirites recourent également aux outils de la science dans le but de prouver l’authenticité des capacités des médiums. Quels sont au juste la nature et l’usage de ces dispositifs ? Distinguons au préalable deux catégories d’appareils au sein des protocoles d’expérimentations psychiques : d’une part, ceux qui, mobilisés en vue d’agir sur les disparus, tentent d’en amplifier la présence et la matérialité, et d’autre part, ceux qui, sous couvert de neutralité scientifique, se contentent d’enregistrer le « réel communicationnel » produit par les médiums afin d’en comprendre les modalités et l’authenticité, grâce notamment à l’instauration de dispositifs de contrôle. Autrement dit, il s’agira moins ici de souligner une opposition entre science et pratique que d’établir une distinction entre deux types d’outils techniques – les premiers s’évertuant à faire parler les fantômes, les seconds s’efforçant d’analyser, en les soumettant à l’observation expérimentale, les modalités d’une telle communication. 5 Lorsque Hippolyte Rivail dit Allan Kardec (1804-1869) forge en 1857 le terme « spiritisme1 », il met au jour une doctrine dont le développement va progressivement se complexifier avec l’apparition d’autres formes de médiation instrumentale. Car les techniques développées pour communiquer avec les défunts sont nombreuses : en sus des tables tournantes et des photographies spirites bien connues de tous, d’autres dispositifs existent. Citons par exemple les phénomènes de « voix directe » ou de « xénoglossie » au cours desquels le médium prête ses cordes vocales aux êtres désincarnés. On recourt aussi à l’emploi des spirit trumpets (trompettes spirites) pour amplifier ces manifestations sonores, et parfois même au phonographe pour en conserver une trace. L’esprit convoqué peut également se manifester sous forme psychographique : les procédés d’écriture automatique, relativement simples à l’origine (requérant uniquement l’usage d’un crayon), bénéficient progressivement des dernières avancées techniques. Correspondre avec l’au-delà devient alors une pratique instrumentale où le corps du médium se voit appareillé de multiples prothèses, sortes de prolongements mécaniques de ses facultés psychiques, à l’efficacité reconnue. L’usage de la « planchette2 » dès le début des années 1850 puis celui du « oui-ja3 », breveté en 1891 aux États-Unis, conduisent les inventeurs proches des mouvements spirites à redoubler d’ingéniosité en matière de communication post-mortem. Qu’on songe notamment aux expérimentations de l’ingénieur américain A. Frederick Collins sur l’hypothétique émission d’ondes cérébrales après la mort (1902), aux « psychatomomètre » et « dynamistographe », deux curieux instruments conçus par Matla et Zaalberg van Zelst (1912) uploads/Science et Technologie/ arche-ologie-des-machines-occultes.pdf
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- Publié le Jan 04, 2023
- Catégorie Science & technolo...
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