(Musée du Louvre). Article paru dans Planète N°12 de septembre / octobre 1963 L
(Musée du Louvre). Article paru dans Planète N°12 de septembre / octobre 1963 Les ingénieurs de l’antiquité Aimé Michel Ceux qui ont fait les grandes choses n’étaient pas assez savants pour savoir qu’elles étaient impossibles. Éloge des frères WRIGHT. LA TECHNIQUE DES CIVILISATIONS DISPARUES Les esprits cultivés de notre époque sont en train de refaire une découverte que les hommes des premières civilisations ont tenue pour une évidence pendant des milliers d’années : c’est que la science et la technique sont deux activités sans lien ni rapport, voire contradictoires1. Il s’agit véritablement d’une découverte, et déconcertante. Toute notre culture scolaire (qui, ne l’oublions jamais, fut organisée et mise en forme par des philosophes, des esprits littéraires et des pédagogues, et jamais par des techniciens) tend en effet à nous persuader que la technique est un sous-produit de la science : le savant découvre les principes et le technicien transforme ceux-ci en réalisations pratiques. Selon ce schéma conventionnel, le progrès technique aurait à sa source des « généralistes » comme Euclide, Descartes, Newton, Fresnel, Maxwell, Planck, Einstein. Et le rôle des esprits du type Archimède, Heron d’Alexandrie, Roger Bacon, Galilée, Marconi, Edison, Wright, se trouverait strictement confiné à celui des déductions tirées de la connaissance fondamentale des lois de l’Univers. On commencerait par la compréhension, et l’on achèverait dans l’action. Ce schéma, sur lequel repose toute la réflexion contemporaine, ne correspond nullement à la réalité. La plupart des grandes constructions du génie scientifique n’ont généralement abouti à aucune transformation du milieu matériel dans lequel nous vivons, ni contribué à aucun progrès de la civilisation matérielle ou à la mainmise de l’homme sur la nature. En revanche, la majorité des étapes du progrès technique ayant abouti à notre maîtrise actuelle des phénomènes naturels, résulte d’interventions sans aucune portée philosophique, réalisées le plus souvent par des hommes sans véritable culture scientifique. Et quand, dans cette revue, nous réclamons un peu de place et de respect pour les amateurs, nous nous conformons, non à l’aristocratique scientisme, bien sûr, mais à la réalité dynamique. C’est en grande partie par des amateurs de génie que le monde a été transformé. LES ÉTONNANTS CALCULS DE L’ASTRONOMIE BABYLONIENNE Tous, nous avons entendu parler de la science astronomique des Babyloniens dont le prestige subsiste encore après trois millénaires. En un sens, en effet, il est exact que cette science est allée très loin, plus loin que celle des Grecs, plus loin même dans certains domaines que celle de l’astronomie moderne jusqu’au siècle dernier. Il y a plus de deux douzaines de siècles, l’astronome babylonien Kidinnou calculait la valeur du mouvement annuel du Soleil et de la 1 Jacques Bergier l’a démontré au cours de sa conférence à l’Odéon-Théâtre de France, du 19 février 1963. Lune avec une précision qui ne fut dépassée qu’en 1857, quand Hansen put obtenir des chiffres ne comportant pas plus de trois secondes d’arc d’erreur. L’erreur des résultats de Kidinnou ne dépassait pas neuf secondes d’arc ! Plus extraordinaire encore est la précision du calcul des éclipses lunaires par le même Kidinnou. Les méthodes actuelles de calcul, mises au point en 1887 par Oppolzer, comportaient une erreur de sept dixièmes de secondes d’arc par an dans l’estimation du mouvement du Soleil : le calcul de Kidinnou était plus près de la réalité de deux dixième de seconde d’arc ! Toulmin et Goodfield, qui rapportent ces chiffres dans leur cours professé en 1957 à l’université de Leeds, ne cachent pas leur admiration pour le vieil astronome mésopotamien. « Qu’une telle exactitude, écrivent-ils, pût être atteinte sans télescope, sans horloge, sans l’impressionnant appareillage mécanique de nos observatoires modernes et sans mathématiques supérieures, semblerait même incroyable si nous ne nous rappelions que Kidinnou disposait d’archives astronomiques s’étalant sur une période bien plus étendue que celles de ses successeurs en notre temps. » Dirons-nous que Kidinnou et ses collègues étaient des grands astronomes ? Non ! Aussi surprenant que cela paraisse, leurs connaissances astronomiques étaient pratiquement nulles. Elles n’atteignaient pas, et de loin, le niveau d’un enfant de nos écoles primaires. Kidinnou et les autres « astronomes » babyloniens croyaient que les planètes étaient des divinités. Ils n’avaient rigoureusement aucune idée des dimensions du ciel, et l’idée même de distance spatiale appliquée à la Lune, au Soleil ou à Mars leur eût paru saugrenue, scandaleuse, sacrilège, comme le paraîtrait à nos théologiens moderne toute supputation trigonométrique du mouvement des anges, ou de la distance séparant le ciel du purgatoire. Les astronomes qui, pendant des siècles et des siècles, ont observé le mouvement des planètes du haut de la Grande Ziggurat étaient rigoureusement des ingénieurs en théologie. Cette Grande Ziggurat elle-même, dont les ruines colossales plongent encore à juste titre l’homme du XXe siècle dans une sorte de stupeur sacrée, n’avait rien d’un observatoire, et c’est par aveuglement psychologique que nous sommes portés à l’appeler ainsi. Nous sommes plus près de la vérité en l’imaginant comme une gigantesque sacristie dotée d’un bureau d’études. Les textes « astronomiques » babyloniens restituent d’ailleurs parfaitement les conceptions de base sur lesquels s’articulaient les admirables calculs de Kidinnou. « Alors Mardouk (le Dieu suprême) créa des royaumes pour les Grands Dieux. Il traça leur image dans les constellations. » Il fixa l’année et définit ses divisions, attribuant trois constellations pour chacun des douze mois. » Quand il eut défini les jours de l’année par les constellations, il chargea Nibirou (le Zodiaque) de les mesurer toutes […] et au centre il fixa le Zénith. Il fit la Lune la maîtresse brillante des ténèbres, et lui ordonna d’habiter la nuit et de marquer le temps. Il enjoignit à son disque de grandir, mois après mois, sans trêve : » Au début du mois… tu brilleras pendant six jours comme un croissant en arc, et comme un » demi-disque au septième jour. A la pleine Lune tu seras en opposition au Soleil, au milieu de chaque mois. » Quand le Soleil te rattrapera, à l’Est, sur l’horizon, tu te rétréciras et formeras un croissant à rebours… Et au vingt-neuvième jour, une fois encore, tu seras en ligne avec le Soleil2. » Et ainsi de suite pour les planètes, le mouvement du Soleil dans le Zodiaque, etc. L’homme moderne est porté par ses invincibles illusions réalistes à interpréter ces textes comme des fictions littéraires destinées à habiller agréablement des faits dont les calculateurs de la Grande Ziggurat auraient parfaitement connu le caractère matériel, phénoménologique. Il n’arrive pas à croire que des calculs si parfaits aient pu être menés à bien par des hommes pour qui la Lune, Vénus, Mars et tous les astres eussent réellement été des dieux. Mais il existe un texte antique parfaitement clair et qui ne laisse aucun doute sur la prodigieuse ignorance des astronomes babyloniens. Vers 270 avant J.-C., un de ceux-ci nommé Bérossos émigra dans l’île de Cos, dans le Dodécanèse, et y enseigna la science de son pays. Son enseignement fut recueilli et, deux cents ans plus tard, le Romain Vitruve en fit un résumé qui nous est parvenu. Pour Bérossos, héritier de deux mille ans d’astronomie babylonnienne, la Terre était plate, le Soleil la survolait à altitude constante, et la Lune aussi, mais un peu plus bas. Celle-ci avait une face lumineuse et une face obscure, et elle tournait sur elle-même d’une façon à la fois si ingénieuse que ses variations mensuelles s’en trouvaient expliquées, mais si bizarre qu’au moment de la pleine lune elle se trouvait exposer sa face obscure au Soleil ! Et il fallait bien que la Lune et le Soleil fussent des dieux, puisqu’après avoir disparu chaque soir sur l’horizon 2 Extraits du texte sacré de l’Enuma Elish. occidental d’une Terre plate ils n’en réapparaissaient pas moins le lendemain à l’Orient, par un miracle que seul le Grand Mardouk pouvait expliquer. Mais Bérossos n’en éblouit pas moins les Grecs (qui connaissaient depuis longtemps la rotondité de la Terre et les grands traits des configurations célestes) par la fantastique précision de ses éphémérides et de ses prédictions d’éclipses. Les Grecs étaient des savants. Bérossos, lui, était un technicien. Les travaux pratiques des astronomes babyloniens n’exigeaient aucune connaissance théorique et n’ont laissé aucune trace d’un savoir de ce genre. LES GRECS : UNE HAUTE SCIENCE ET PAS DE TECHNIQUE Le fossé qui sépare la science de la technique apparaît mieux encore si l’on se souvient que, à l’époque où Bérossos arrivait à Cos, Aristarque de Samos avait déjà découvert la rotation de la Terre sur elle-même, sa révolution annuelle autour du Soleil, et les dimensions immenses que ce dernier fait conduisait à attribuer à l’espace sidéral. Mais Aristarque n’était pas tenu par des nécessités techniques (ici, théologiques) à prévoir le retour des éclipses au dixième de seconde d’arc près. Il lui suffisait de savoir comment les choses se passaient, et que, comme l’avait dit Platon, les apparences fussent expliquées. L’aventure intellectuelle des Grecs illustre d’ailleurs en sens inverse le développement indépendant de la science et de la technique, car eux qui furent les premiers authentiques hommes de science tinrent uploads/Science et Technologie/ les-ingenieurs-de-l-antiquite-pdf.pdf
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- Publié le Aoû 16, 2021
- Catégorie Science & technolo...
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