Durkheimian Studies • Volume 26, 2022: 1–22 © Durkheim Press doi: 10.3167/ds.20

Durkheimian Studies • Volume 26, 2022: 1–22 © Durkheim Press doi: 10.3167/ds.2022.260101 Il faut traiter les faits religieux comme des choses Matthieu Béra Résumé : Dans un premier temps, nous revenons sur la question de la révélation en rappelant qu’elle n’a jamais été traitée comme un objet de recherche à part entière. Il y a toujours eu des réticences à la prendre au sérieux. Pourtant, dans les faits, à partir de 1897, Durkheim a bien changé d’optiques, thématique et théorique, en ne s’intéressant plus qu’aux faits religieux. Dans un second temps, nous expliquons comment traiter la révélation ‘comme une chose’, en insistant sur la méthode exégétique, en se positionnant en amont de la révélation (1895), pour repérer les chemine­ ments décisifs de Durkheim. Tous les articles du dossier suivent cette voie. Dans un troisième temps, nous montrons comment Durkheim s’y est pris pour ‘traiter les faits religieux comme des choses’1, via la méthode com­ parative : en comparant l’objectivation du religieux telle qu’elle était pro­ posée par les autres disciplines (histoire, droit, psychologie, philosophie, ethnologie…), puis en comparant les faits religieux (et spécialement le sacrifice) entre différentes religions. Les six articles du dossier démontrent l’importance de la méthode comparative en science sociale. Ils doivent eux-mêmes être comparés entre eux. Mots clés : chose, comparatisme, disciplines, faits religieux, objectivation, révélation, sacrifice Ayant traité de la religion dans un cours encore inédit, nous n’avons pas com­ mencé par nous demander ce qu’est l’idée religieuse et le sentiment religieux, mais nous avons étudié les différentes religions qui ont existé et qui existent encore, nous les avons comparées, nous avons mis en relief leurs caractères communs et nous avons pu déterminer en quoi consiste objectivement le phénomène religieux. C’est sur la chose ainsi définie que nous avons fait porter notre analyse. Nous avons fait de même avec les délits et les peines pour l’étude de la responsabilité […]. Non seulement nous considérons ainsi les faits sociaux de l’extérieur, comme des choses, mais encore nous nous Matthieu Béra 2 efforçons de les montrer sous les aspects où ils présentent le plus ce carac­ tère de choses, et par conséquent, nous laissons le moins de place possible à l’impression personnelle et aux appréciations subjectives.2 C’est seulement en 1895 que j’eus le sentiment net du rôle capital joué par la religion dans la vie sociale. C’est en cette année que, pour la première fois, je trouvai le moyen d’aborder sociologiquement l’étude de la religion. Ce fut pour moi une révélation. Ce cours de 1895 marque une ligne de démarcation dans le développement de ma pensée, si bien que toutes mes recherches antérieures durent être reprises à nouveaux frais pour être mises en harmonie avec ces vues nouvelles. Ces changements d’orientation était dû tout entier aux études d’histoire religieuse que je venais d’entreprendre et notamment la lecture des travaux de Robertson Smith et de son école.3 La révélation a bien eu lieu Ce dossier propose de revenir sur la fameuse ‘révélation’ de 1895, telle que Durkheim la raconta rétrospectivement dans un droit de réponse adressé à la Revue néo-scholastique en 1907, revue dans laquelle Simon Deploige4 venait de consacrer une étude aussi approfondie que tendancieuse sur son œuvre, en la qualifiant notamment de ‘made in Germany’5. Ce qui a été écrit jusqu’à présent sur ‘la révélation’ ne nous satisfait pas et mérite selon nous des études renouvelées—tel fut le point de départ de cette entreprise collective.6 La plupart du temps, il n’en est même pas fait mention, on ne la prend pas au sérieux, jamais du moins au point de la constituer en objet de recherche, ni au point d’accréditer l’idée qu’il y aurait eu une véritable césure dans le travail de Durkheim, un ‘avant’ et un ‘après’—comme il l’affirme pourtant lui-même en 1907 et comme le montre tout ce qu’il a écrit à partir de 1898 : Ce cours de 1895 marque une ligne de démarcation dans le développement de ma pensée, si bien que toutes mes recherches antérieures durent être reprises à nouveaux frais pour être mises en harmonie avec ces vues nouvelles. Beaucoup se méfient de cette affirmation rétrospective, qui serait démo­ nétisée par son contexte d’énonciation7, ou par le décalage temporel qu’elle fait subir à un acte vieux de douze ans, ou encore parce qu’on la trouve trop mystérieuse pour être exploitable. Il arrive qu’on la mentionne par acquis de conscience, pour en limiter aussitôt la portée et finalement l’escamoter. Dans les cycles d’enseigne­ ment de sociologie, on continue de privilégier sa thèse (De la Division du Travail Social, 1893)8, Les Règles de la Méthode Sociologique (1894–1895) et Le Suicide ; on utilise et reprend les notions d’anomie, de solidarités méca­ nique, organique ; on étudie les statistiques sur le suicide et on disserte Il faut traiter les faits religieux comme des choses 3 sur son ‘objectivisme’ ou son ‘réalisme’9. Par un fait qu’on s’explique mal, Philippe Besnard lui-même (1942–2004), fondateur des Durkheimian Studies dans les années 1977–1987, grand spécialiste du classique, qui contribua au renouveau des études durkheimiennes au plan international, s’est tenu à côté du ‘second’ Durkheim, celui qui s’était ‘converti’ à l’étude sociologique des phénomènes religieux10. Cette relégation des Formes et de tous les travaux préparatoires qu’elle exigea à partir de 1898 (individuels et collectif, en association avec Mauss et Hubert), est due à un faisceau complexe de raisons qui seraient trop longues à exposer—ce n’est pas notre propos ici. Cependant, s’il fallait en retenir une seule, ce serait celle-ci : les sociologues non spécialistes de la religion sont peu motivés par l’idée de suivre Durkheim du côté des phénomènes religieux, qui plus est ‘primitifs’, pour se retrouver perdus au milieu des Aborigènes d’Australie et des propos parfois inextricables sur les systèmes de parenté totémiques ; ils risqueraient un dépaysement total auquel ils sont mal préparés.11 Certains s’en tirent (très mal) en écri­ vant que le Durkheim des phénomènes religieux est irrémédiablement ‘démodé’, mais c’est faire peu de cas de la trajectoire intellectuelle objec­ tive du fondateur de la sociologie française, qui expliquait au contraire qu’à partir de 1895 il avait compris que le social devait être étudié sous l’angle des faits religieux et que la sociologie devait prendre la religion comme objet principal. Cette tradition de rejet du second Durkheim, du Durkheim de la maturité, du Durkheim des faits religieux, est très ancrée en France depuis que certains l’ont jugé dépassé après la seconde guerre mondiale, parce que trop philosophant, inutile, voire nocif12—on s’éton­ nera à bon droit du degré d’ingratitude de ces ‘refondateurs’ à l’égard de leur point d’origine. Quant aux sociologues des religions13, du moins ceux qui se penchent sur l’histoire de leur ‘spécialité’, ils se gardent bien de reconsidérer le projet général de Durkheim, qui voulut mettre la sociologie des phéno­ mènes religieux en lien direct avec la fondation de la sociologie toute entière ; ils ne cherchent pas à établir des ponts avec les écrits du premier Durkheim (Les Règles de la méthode sociologique, Le Suicide, De la Division du Travail Social) et considèrent le fondateur comme l’un des premiers spécialistes des faits religieux. Il le fut, assurément, mais pas dans ce sens restreint. Au final, on se retrouve dans cette situation étrange où l’on a de fait deux Durkheim : celui des spécialistes de la religion qui lui reconnaissent une certaine importance, voire une paternité, mais en la limitant à ce qu’ils considèrent comme leur spécialité14 ; celui des sociologues non spé­ cialistes du religieux qui se détournent de sa sociologie religieuse et par conséquent de tout son travail d’après 1897. Aux yeux des seconds, les articles sur la prohibition universelle de l’inceste (1898), sur la définition Matthieu Béra 4 des phénomènes religieux (1899), sur le totémisme (1898, 1902, 1906, 1912), sur les catégories élémentaires (1903, 1909, 1912), les Formes élémentaires, les comptes rendus de L’Année sociologique, sont sans grand intérêt. Aux yeux des premiers, le jeune Durkheim est embarrassant : que faire d’un sociologue qui concevait la religion comme la matrice du social, voire la pierre angulaire de la sociologie ? L’ambition était bien trop grande pour être suivie par d’autres que lui. Durkheim ne put même imposer ce projet de son vivant à la plupart des collaborateurs de L’Année.15 Il faut ‘traiter la révélation comme une chose’ Tenant pour acquise la réalité de la révélation, nous avons lancé depuis trois ans une réflexion collective et internationale visant à ‘objectiver l’ob­ jectivation du religieux’.16 Nous avons pris comme objet de recherche la manière dont Durkheim avait lui-même objectivé le religieux, trouvant le moyen de ‘traiter le religieux comme une chose’. C’est en cette année [1895] que, pour la première fois, je trouvai le moyen d’aborder sociologiquement l’étude de la religion. Ce fut pour moi une révélation. Nous avons cherché à le suivre dans ses cheminements, en nous position­ nant avant la révélation, dans le but de mieux la définir et la circonscrire ; nous nous sommes intéressés à tout ce travail préparatoire, plus ou moins souterrain, qui put le conduire à comprendre comment traiter uploads/Religion/ 1752-2307-ds260101.pdf

  • 58
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Oct 11, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.2394MB