Haïti Perspectives, vol. 1 • no 2 • Été 2012 57 Corruption et gestion chaotique

Haïti Perspectives, vol. 1 • no 2 • Été 2012 57 Corruption et gestion chaotique de la société Leslie Péan Résumé : La corruption n’est pas une simple affaire vénale qui concerne uniquement les questions de finance et d’économie. Elle est beau- coup plus complexe. Contrairement à l’approche économiciste dominante, la corruption des représentations est plus importante encore. À partir de l’expérience esclavagiste et coloniale de Saint-Domingue, la société haïtienne charrie un héritage qui connaît plus ou moins de virulence au cours des deux siècles. C’est l’ordre socio-politique haïtien qui structure la corruption de l’argent. La gestion chaotique de l’État haïtien a besoin de la corruption pour sa perpétuation. Rezime: Tanta dòmipòv epi leverich ki donnen koripsyon dwètlong, se pa sèl movèzabitid ki blayi nan zafè finans ak ekonomi peyi a. Se yon defo ki pi konplike toujou. Atout patizan apwòch ekonomisis lan derefize kwè li, koripsyon kontmaltaye nan aksyon reprezantan nasyon an pi grav toujou. Koripsyon dwètlong derape depi nan tan lakoloni, lè kolon franse te rele peyi a Sen Domeng, kote yo te mete zanzèt nou anba lesklavaj. Eritaj koripsyon sa a vin kontinye donnen toutlongè nan sosyete ayisyen nou an depi depase 2 syèk. Se sistèm politik ak sosyete ayisyen tounèf sa a zanzèt yo te fin kreye a ki kòmkwa dekrete koripsyon pou lajan kòm motè pou fè li mache. Pou jan leta ayisyen jete tèt li dizètlongè nan jere peyi a mal, li bezwen koripsyon kòm sewòm pou li ka rete ekziste avi. 1. INTRODUCTION A u moment de l’accession de François Duvalier à la présidence en 1957, la société haïtienne portait depuis longtemps en son sein les germes de la corruption des repré­ sentations sociales et des institutions dont son régime kann kale allait accoucher. Dans le contexte de la dictature sangui­ naire ainsi instaurée, l’explosion démographique s’est com­ binée à la diminution accélérée des ressources matérielles pour contraindre des centaines de milliers de familles à faire dans un premier temps des ajustements extrêmement doulou­ reux et à accepter l’horreur du pouvoir macoute à vie. L’étape suivante a été l’émigration massive, à pied, par avion et par bateau. La fabrication de représentations sociales de la corruption comme voie de sortie de cet enfer n’est pas qu’une simple vue de l’esprit. En effet, comme l’explique Serge Moscovici, « les représentations sociales sont des entités presque tangibles. Elles circulent, se croisent et se cristallisent sans cesse à tra­ vers une parole, un geste, une rencontre, dans notre univers quotidien. La plupart des rapports sociaux noués, des objets produits ou consommés, des communications échangées, en sont imprégnés1 ». La solution à de nombreux problèmes de notre société a toujours été la corruption. La chute de l’ange a eu lieu même 1. Serge Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, Paris, PUF, 1976, p. 39. avant 1804. Trois siècles précédents de corruption esclavagiste et coloniale ont incrusté dans les têtes et les cœurs la logique bizarre des 128 couleurs de peau rapportée par Moreau de Saint-Méry avec une « fourchette » de valeurs correspondantes. De 1503 à 1803, cette corruption de la perception visuelle s’est imposée en divisant les individus selon leur apparence phy­ sique pour légitimer ou tenter de légitimer la féroce exploita­ tion des uns par les autres. Les structures mentales et autres ayant permis aux Français d’instaurer l’ordre cannibale qui a financé leur révolution industrielle ont fini par craquer sous le poids des contradictions intrinsèques du régime esclavagiste. Et Haïti est venue au monde avec un héritage de malédic­ tions et de tares que nous n’avons pas cessé d’entretenir dans nos corps et dans nos consciences. Avec le « Plumez la poule, mais ne la laissez pas crier » de Dessalines et le « Voler l’État, ce n’est pas voler » de Pétion, l’acte ou le comportement délictueux s’est trouvé légitimé au plus haut niveau dans notre pays. Au fil du temps, la corrup­ tion n’est pas restée figée dans son historicité. Elle s’est pro­ pagée dans toutes les sphères de la société et à tous les niveaux jusqu’en 1958 où elle va prendre un tour nettement catastro­ phique. Ainsi, ne serait-ce que pour s’enfuir, pour avoir le visa de sortie, pour le non desann, il fallait chaque fois corrompre et se corrompre. À n’importe quel prix. De quelque façon que ce soit. Avec de l’argent dans le cas des hommes, des faveurs sexuelles dans celui des femmes, et tutti quanti. Le temps maudit de toutes les bassesses s’installe et perdure depuis. Haïti Perspectives, vol. 1 • no 2 • Été 2012 58 Cahier thématique – Développement économique et création d’emplois 58 Il s’agit là d’une évidence. Une « réalité de premier ordre », pour employer le langage de Paul Watzlawick2 de l’école de Palo Alto, en Californie. Étant donné que sans elle on ne pouvait pas rester en vie, la corruption s’est incrustée dans nos structures mentales, notre réalité, au point qu’il est devenu tout à fait normal pour cer­ tains de la pratiquer, et pour d’autres de la défendre. Pour les bénéficiaires d’abord, mais aussi pour les victimes, dont certains se disent : « Yon jou pou chasè yon jou pou jibye. » La corruption s’est donc enracinée par-delà les luttes menées contre elle depuis des décennies par les tenants des thèses qui la réduisent malheureusement à une simple affaire d’argent, de petits ou de gros sous. Or, paradoxalement, l’aspect vénal de la corruption ne gênait pas auparavant. Des âmes charitables y voyaient même un lubrifiant pour les rouages de l’appareil de production et du mécanisme des échanges internationaux, ou même une forme de magie capable de transformer la médio­ crité en excellence. Le magistrat français Jean de Maillard n’a-t-il pas écrit, en 2010 : « La fraude est un rouage essentiel de l’économie3. » Ce que la crise financière internationale actuelle démontre magistralement4. Du « banditisme légal », aurait-on dit en Haïti. Les arguments mis en avant par les tenants de l’agitation-pro­ pagande (agit-prop) du courant néoduvaliériste contemporain témoignent encore de la volonté des groupes conservateurs de revenir à l’état de prédation et de criminalité du temps de Papa Doc et de Baby Doc. Il s’agit de reconduire l’alliance de Duva­ lier avec la mafia des escrocs et des affairistes pour rétablir en Haïti la paix des cimetières. D’où la projection d’un durcisse­ ment étatique devant plonger la société dans l’état d’esprit qui la fera basculer dans une violence non plus symbolique, mais physique. À partir de cette forme de conscience archaïque qui, selon Anténor Firmin, représente « la nuit qui règne dans le cerveau populaire en Haïti5 ». 2.  LA DÉFAITE DU RESPECT ET DE LA DÉCENCE LES PLUS ÉLÉMENTAIRES Aujourd’hui, la société haïtienne est en pleine décomposi­ tion. Le chanteur Sweet Micky l’avait proclamé dès 1999 dans un premier CD intitulé 100 % Kaka, confirmé en 2001 avec un deuxième, 200 % Kaka, et enfin entériné en 2002 avec un troi­ sième, 400 % Kaka. Édités sous le label Mad Dog, ces trois CD 2. Paul Watzlawick, La réalité de la réalité, Paris, Le Seuil, 1978, p. 138. 3. Jean de Maillard, « La fraude est un rouage essentiel de l’économie », L’Expansion, Paris, 1er février 2010. 4. Leslie Péan, « La corruption du LIBOR et par le LIBOR », Le Nou­ velliste, Port-au-Prince, 10 et 11 août 2012. Voir aussi Alterpresse, Port-au-Prince, 13 et 15 août 2012. 5. Anténor Firmin, M. Roosevelt, président des États-Unis et la Répu­ blique d’Haïti, Paris, F. Pichon et Durand-Auzias, 1905, p. 426. forment un coffret recélant une masse d’obscénités qui ne sont pour le chanteur que le reflet de la mentalité dominante de la société haïtienne. L’essence de son identité. Les raisonnements farfelus des fanatiques du chanteur dans les classes sociales dites supérieures seraient une preuve irréfutable de la corrup­ tion ossifiant les valeurs et affectant encore plus les milieux éduqués que ceux jouissant d’un faible niveau d’instruction6. Son audience est la preuve par quatre du constat d’échec de la société. Corruption psychologique, inconsciente, dans laquelle l’argent proprement dit n’aurait aucune place et qui propage avec banalité des insanités sans réflexion aucune sur l’éthique même la plus élémentaire. Exit respect et décence. Conscient de la dérive malsaine du milieu devant ses paroles décousues, le chanteur aurait décidé d’exprimer son propre dégoût dans les trois CD, réalisés et diffusés, prétend-on, à son insu. Mais le drame est que son discours n’est pas toujours équi­ voque. Souvent, il dit ce qu’il pense et il pense ce qu’il dit. Et il le dit clairement. Signe des temps, diront certains, car n’a- t-on pas vu au Canada, en décembre 2011, le député libéral de Papineau, Justin Trudeau, traiter son collègue Peter Kent de « merde » à Ottawa7 ? Président de la République, Michel Martelly semble avoir mis une sourdine aux invectives et gri­ voiseries dans ses discours, surtout depuis qu’il a frôlé la mise en branle de la Haute Cour de justice, après son « chirépit » et ses altercations dramatiques avec le député uploads/Politique/1-2-corruption-gestion.pdf

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