Persuasion ou violence Rhétorique et politique par CHAÏM PERELMAN La dégénéresc
Persuasion ou violence Rhétorique et politique par CHAÏM PERELMAN La dégénérescence de la rhétorique et le mépris dont elle a été la vic time, suite au triomphe de la pensée bourgeoise, en philosophie, et depuis le romantisme, en littérature, m'obligent de préciser, pour éviter tout malentendu, que j'entends par rhétorique la théorie et la pratique de la communication persuasive. Dans la conception des Anciens, et spécialement de Platon, la rhétorique était considérée comme une psychagogie et, pour cette raison, comme la grande rivale de la philoso phie. La nouvelle rhétorique, telle que je l'ai présentée depuis près de trente ans, couvre tout le champ du raisonnement informel: par le fait même, elle englobe toute forme d'argumentation, tous les raisonne ments qu'Aristote qualifiait de dialectiques, par opposition aux raison nements analytiques qu'étudie la logique formelle. Si la rhétorique ainsi conçue, a pour objet « l'étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d'accroître l'adhésion des esprits aux thèses qu'on présente à leur assentiment»', son rôle est cen tral en poUtique. Tous ceux qui, dans l'antiquité grécoromaine, préfé raient la vie active à la vie contemplative, n'ont pas hésité à lui accorder au moins autant d'importance qu'à la philosophie. Elle est restée d'ail leurs, jusqu'à la fin de l'antiquité, au centre de l'éducation de la jeu nesse. D'où vient le mépris, et même l'oubli, dans lequel elle est tombée au 19ème et dans la première moitié du 20ème siècle? Ils me semblent résul ter de la réduction de la rhétorique à une théorie des figures de style, du langage orné, réduction rendue possible par suite d'une mauvaise com 1. cf. Ch.PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l'argumentation, la nouvelle rhétorique ( 1958), Editions de l'Université de Bruxelles, 1983^, p. 5. 71 préhension du genre épidictique, un des trois genres oratoires qu'Aris- tote avait distingués dans sa rhétorique, à côté des genres délibératif et judiciaire. Dans les débats politiques et judiciaires, des orateurs défendent des thèses opposées et cherchent, par leurs discours, à gagner l'adhésion de l'auditoire auquel ils s'adressent. Chacun s'efforce de prouver la supé- riorité de la thèse qu'il défend et de mettre en évidence les faiblesses et les défauts de celle de son adversaire. Mais qu'en est-il du discours épi- dictique, tel un éloge funèbre, où l'orateur développe une thèse que per- sonne ne conteste? Pour Aristote, devant un pareil discours, les auditeurs ne sont que des spectateurs et si éventuellement ils doivent juger, c'est uniquement, comme dans les concours olympiques, pour décider quel orateur mérite la couronne du vainqueur^ C'est pourquoi le discours épidictique où un orateur solitaire développait une thèse qui n'était guère controversée, était apprécié comme un morceau d'apparat, une oeuvre d'artiste ou de virtuose, dont l'effet le plus visible était d'illustrer le nom de son auteur. Les rhéteurs romains qui exerçaient leurs élèves dans les deux autres genres, relevant de l'éloquence pratique, en avaient abandonné l'étude aux grammairiens, maîtres de beau langage'. Très vite, ce genre fut con- sidéré comme de la littérature, dans le mauvais sens du mot. Mais en fait, ce genre est au cœur de la rhétorique, telle que nous la concevons, car c'est de lui qui dépend toute argumentation sur des valeurs. Si comme le pense Aristote* c'est du rôle que remplissent les auditeurs que dépend le genre du discours, dans les discours délibératif et judiciaire, ils jugent de ce qui est utile ou de ce qui est juste, dans le discours épidic- tique, dont les fins sont le beau et le laid, les théoriciens de la rhétorique mêlent le beau, qu'exalte le discours, avec la valeur esthétique du dis- cours lui-même. De là une confusion déplorable entre le discours visant à exercer une action sur un auditoire et le discours comme œuvre d'art : ce qui était œuvre rhétorique devient œuvre littéraire, relevant de la poé- tique. Nous savons que Cicéron, après avoir perdu le procès où il défendait Milon, a modifié et publié sa plaidoirie. Ne s'adressant plus à des juges, mais à des amateurs éclairés, capables d'apprécier la facture du «Pro 2. ARISTOTE, Rhétorique, 1, 1358b, 2-7. 3. V. à propos du genre épidictique, notre Traité de l'argumentation, § 11. 4. ARISTOTE, Rhétorique, I, 13S8b, I. 72 Milone», le discours de Cicéron, à suivre Aristote, aurait dû relever également du genre épidictique, puisque le lecteur cesse d'être juge pour devenir spectateur. Mais il me semble dangereux de confondre un type de discours avec ce qui est devenu son imitation littéraire, et plus parti- culièrement le but recherché par un orateur dans un discours épidictique avec l'effet que cherche à produire un artiste qui imite ce genre de dis- cours pour mettre en valeur son savoir-faire. Celui qui prononçant l'éloge du défunt devant le cercueil d'un ami disparu aurait autre chose en vue que de faire communier l'assemblée autour du souvenir qu'il évoque, serait condamné pour son exhibition- nisme. Et La Bruyère a raison de se moquer de ce prédicateur et de ses ouailles qui, l'ayant entendu «en sont émus et touchés au point de résoudre dans leur cœur, sur ce sermon de Théodore, qu'il est encore plus beau que le dernier qu'il a prêché»'. En fait le but de l'orateur, dans le discours épidictique, est de contri- buer à la mise en valeur des valeurs, de créer une communion spirituelle autour des valeurs communes, qu'il s'agisse de valeurs abstraites, telles que la liberté ou la justice, ou de valeurs concrètes, telles qu'Athènes ou les soldats tombés au combat. Quand il s'agit de prononcer un tel dis- cours, d'être, pour ainsi dire, l'éducateur de sa communauté, il faut déjà posséder une certaine qualité, exercer une fonction, posséder un prestige qui autorisent l'orateur à prendre la parole dans des circonstan- ces solennelles et à soutenir ce qu'il exalte par l'autorité dont il jouit. Alors qu'il va de soi que, dans les débats judiciaires les parties, quelles qu'elles soient, puissent toujours se faire entendre. Qu'il est normal que, dans une délibération, chaque point de vue puisse se manifester. Quand il s'agit de discours épidictiques, qui exaltent les valeurs commu- nes de l'auditoire, la qualité de celui qui sera, pour ainsi dire, le porte- parole de la communauté est essentielle. Son rôle sera d'exalter publi- quement les valeurs autour desquelles la communauté se forme, dans lesquelles elle communie. Sans la commune dévotion à de telles valeurs, il n'y a pas de communauté politique ou religieuse. C'est elle qui unit les membres d'une telle communauté, qui lui permet de surmonter les crises passagères, les désaccords sur des problèmes secondaires et les conflits personnels qui ne manquent pas de surgir dans tout groupe humain dont les membres entretiennent entre eux des relations multiples et durables. Rien d'étonnant que, dans l'histoire de l'éloquence, aient illustré le 5. LA BRUYERE, Les caractères. De la chaire II, Bibl. de La Pléiade, p. 460. 73 genre épidictique des discours d'hommes politiques tels que Périclès, Lincoln ou Churchill qui cherchaient à exalter les valeurs communautai- res avant de subir une dangereuse épreuve. Une des façons les plus efficaces de cimenter une communauté et spécialement une alliance entre communautés est l'existence d'un ennemi commun. En faisant du désir de combattre, de vaincre et même de détruire ce que l'on présente comme le danger absolu que se consti- tuent les saintes alliances, dans lesquelles tout est subordonné à la fin incontestée, la victoire à laquelle tout le reste est subordonné. Pour que le régime démocratique puisse fonctionner, pour qu'une minorité s'incline devant la majorité après une délibération, il faut que les valeurs communes à tous les membres de la communauté soient con- sidérées comme plus fondamentales que tout ce qui tend à les séparer. Sans ces valeurs, sans l'unité spirituelle que le discours épidictique se doit de renforcer, il n'y a ni majorité ni minorité, mais deux groupes antagonistes qui s'affrontent, où le groupe le plus fort domine le groupe le plus faible et où ne comptent que les rapports de force. La vie politi- que, quand elle est autre chose que l'oppression du plus faible par le plus fort, présuppose l'adhésion à des valeurs communes, à des tradi- tions et des institutions communes, à des intérêts communs qui serviront de norme et de critère pour la solution des conflits tant en matière politi- que que judiciaire. En effet toute argumentation, quand il s'agit de matières controversées doit faire appel, comme norme et comme critère, à ces valeurs communes pour emporter l'adhésion de l'auditoire. 1 1 faut donc que ces valeurs ne soient pas mises en question, que la fidélité qu'elles commandent soit inconditionnelle et que rien ne soit négligé pour renforcer leur emprise sur l'esprit des membres de la communauté. A la limite, ces valeurs mises sur le pavoi seront considérées comme absolues, comme sacrées, comme intouchables et même indiscutables. On parviendra, en ce qui les concerne, au degré suprême de dévotion et de vénération quand, pour accroître leur emprise émotive, on les repré- sentera par des symboles, pour lesquels on est prêt à vivre et à mourir. La croix, le uploads/Politique/ rhetorique-et-politique-perelman.pdf
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- Publié le Fev 05, 2021
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