Karl Marx et l’autogestion (Yvon Bourdet, 1971) [1] Première partie d’un articl

Karl Marx et l’autogestion (Yvon Bourdet, 1971) [1] Première partie d’un article paru dans Autogestion et socialisme (N°15, mars 1971), repris en sous- chapitre dansPour l’autogestion (Anthropos, 1974, rééd. 1977). Le mot autogestion n’est guère d’usage courant que depuis une dizaine d’années et il paraît bien anachronique de le juxtaposer au nom de Marx [1]. Toutefois – pour que ceux qui l’ignoreraient n’aillent pas imaginer que nous allons nous livrer à je ne sais quel exercice scolastique de rapprochement artificiel du genre : « que penserait aujourd’hui Platon de la télévision ? » – précisons d’emblée que siMarx n’emploie pas le mot autogestion il s’intéresse (nous le prouverons par de nombreux textes) à ce que ce mot désigne et qu’on appelait alors « les coopératives de production ». Certes, le fait que ce terme (autogestion) n’ait apparu que récemment ne manque pas de signification. Il témoigne, bien sûr, pour une part, de l’ignorance du passé et on peut comprendre que certains anarchistes, fouriéristes ou proudhoniens, par exemple, s’irritent de ce que beaucoup de « conseillistes » ou « d’autogestionnaires » croient avoir trouvé quelque-chose de nouveau avec un nouveau mot. Il n’en reste pas moins, en revanche que le besoin d’une nouvelle terminologie marque au moins le souhait d’une démarcation d’avec les doctrines existantes. Même si, maintenant, la plupart des anarchistes se montrent soucieux d’action de masse et des moyens économiques de transition pour beaucoup, à tort ou à raison, le terme d’anarchisme évoque davantage la volonté de détruire les pouvoirs en place que l’essai de construire, au niveau national ou international, une organisation d’un type nouveau. Au plan politique, leur action apparaît surtout négative et leurs tentatives de réalisations positives semblent se borner au rassemblement libre de petits groupes qui cherchent à réaliser, d’une façon marginale, « une hausse immédiate du jouir ». Il ne s’agit pas là, pour autant, toujours, de la quête d’un salut égoïste; ils croient être des ferments ou les « détonateurs » de la révolution universelle; mais leur démarche, fût-elle « exemplaire », demeure l’activité de quelques pionniers. Le terme d’autogestion, au contraire, semble désigner une organisation plus large, plus technique et qui, en tout cas, est liée plus à la production qu’à la jouissance. Ainsi, la revendication de l’autogestion paraît plus proche du projet des marxistes bien que se creuse entre eux, aux yeux de presque tous, un abîme quasi infini, car on entend ordinairement par « autogestion » la concertation des autonomies, et par « marxisme » le trop fameux centralisme démocratique de Lénine que ses dysfonctions, depuis plus de cinquante ans, ne mettent aucunement en question puisque tous les vices du système sont inlassablement expliqués par les prétendus défauts de la personnalité des dirigeants. Même ceux qui acceptent de dissocier le marxisme du stalinisme, du léninisme ou du trotskisme n’en persistent pas moins à estimer que les appels que fait Marx à la « violence accoucheuse de l’histoire » et à la « dictature du prolétariat » sont incompatibles avec les méthodes et les buts des partisans de l’autogestion. Pour y voir clair, il est donc nécessaire de décaper les textes de Marx de l’épaisse crasse accumulée non point tant par les gloses des théoriciens que par l’effet des « retombées » – un demi-siècle durant – de la praxis des partis communistes prétendant incarner la théorie de Marx. Ce que nous proposons est donc bien, comme d’autres, unere-lecture, mais non pas pour projeter, entre les lignes, ce que Marx n’a pas écrit. C’est au contraire, pour donner ou redonner à voir les textes oubliés, négligés, rejetés ou simplement jamais lus. I. LES MOYENS DE LA RÉVOLUTION SELON MARX L’œuvre de Marx est une critique de la société capitaliste et sa vie une lutte pour hâter l’heure de l’expropriation des expropriateurs. Toutefois, pour beaucoup le passage de la critique théorique à l’action politique fait problème: dans le chapitre XXXII du livre premier duCapital, on peut lire: « la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature » [2]. Par là, d’ailleurs, il ne faisait que reprendre la conclusion de la première partie du Manifeste communiste qui donnait pour « inévitable l’élimination de la bourgeoisie et le triomphe du prolétariat » [3 ]. Dès lors le « Que faire ? » semble dénué de sens comme on l’a souvent noté : « les marxistes qui annoncent l’avènement inéluctable du régime postcapitaliste font penser à un parti qui lutterait pour provoquer une éclipse de lune » (4). De même Lénine mettait dans la bouche des populistes des années 1894-1895 cette réflexion : « Si les marxistes considèrent le capitalisme en Russie comme un phénomène inévitable (…), il leur faut ouvrir un débit de boisson… » (5). Cette « objection » n’avait pas échappé à Marx qui l’avait lui- même introduite à titre de canular (6) dans un brouillon d’article sur Le Capital qu’Engels devait se charger de faire publier, sous un nom d’emprunt, dans un journal dirigé par Karl Mayer : « Quand il (Marx) démontre que la société actuelle (…) porte en elle les germes d’une forme sociale nouvelle supérieure, il ne fait que montrer sur le plan social le même procès de transformation que Darwin a établi dans les sciences de la nature (…). L’auteur a, du même coup, (…) peut-être malgré lui (souligné par Marx) sonné le glas de tout le socialisme professionnel… » (7). La « réfutation » de cette « objection » se trouvait déjà dans la préface du Capital lorsque Marx expliquait qu’une société qui était arrivée « à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement (souligné par Marx) (…) ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel, mais peut abréger la période de la gestation et adoucir les maux de leur enfantement » (8). On trouve là le thème célèbre de la violence conçue comme la force « accoucheuse de toute vieille société en travail (9), ou, comme dit la vulgate de la violence accoucheuse de l’histoire. De ce fait, précise Marx « la force est un agent économique ». C’est donc aplatir « le marxisme » que de le réduire soit à une action politique qui ignorerait les phases du développement naturel, soit à l’économisme béat du laisser-faire. Certes la force ne peut « faire tourner à l’envers la roue de l’histoire» (10), mais les communistes n’en déclarent pas moins « ouvertement qu’ils ne peuvent atteindre leurs objectifs qu’en détruisant part la violence l’ancien ordre social » (11). On retrouve ainsi la question fameuse et controversée de la « dictature du prolétariat ». On sait que Kautsky, pour critiquer les bolcheviks, affirma que Marx n’avait, pour ainsi dire jamais préconisé une telle dictature, qu’il s’agissait là d’un « petit mot », écrit, « en passant », dans une lettre (12). En fait, Marx a parlé plusieurs fois du rôle et de la nécessité d’une telle dictature (13), mais la simple recension et comptabilité des textes ne sert pas à grand chose si on ne s’entend pas sur le sens, chez Marx, du mot « dictature ». Dans une note du 20 octobre 1920, Lénine caractérise la dictature comme un pouvoir qui ne reconnaît « aucunautre pouvoir, aucune loi, aucune norme, d’où qu’ils viennent (…) le pouvoir illimité, extra-légal, s’appuyant sur la force, au sens le plus strict du mot, c’est cela la dictature » (14). Et c’est une telle dictature que doit exercer le prolétariat, qu’il soit minoritaire ou majoritaire dans la nation. Max Adler, au contraire, distingue soigneusement entre « dictature majoritaire » et « dictature minoritaire » (15) : lorsqu’uneminorité opprime une majorité, on est en présence du despotisme que Marx a toujours combattu, sous toutes ses formes; si Marx préconise la dictature du prolétariat c’est parce qu’elle ne peut pas être autre chose que la force de la majorité: « Tous les mouvements du passé ont été le fait de minorités ou ont profité à des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité » (16). Pour Marx, la révolution prolétarienne sera la dernière possible ; en effet, lorsque le prolétariat, classe universelle, aura pris le pouvoir, il n’y aura bientôt plus de classes et par conséquent plus de luttes entre elles : « L’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses conflits de classes, fait place à une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous. » (17) Notons, en passant, que Marx donne ainsi la définition exacte d’une société autogérée. Quant aux voies et moyens du passage à cette domination immensément majoritaire du prolétariat, ils seront variables selon les circonstances ; la violence, nous l’avons vu, sera souvent nécessaire mais pas toujours ; dans son discours du 8 septembre 1872 aux ouvriers d’Amsterdam, Marx déclara que « l’Amérique et l’Angleterre (pouvaient) arriver au socialisme par des moyens pacifiques » (18). Dans la uploads/Politique/ karl-marx-e-a-autogestao-yvon-bourdet.pdf

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