1 Les milliardaires : une oligarchie dans la démocratie? Peter Hägel Le politol

1 Les milliardaires : une oligarchie dans la démocratie? Peter Hägel Le politologue Jeffrey Winters soutient que l’oligarchie est intemporelle, mais qu’elle adopte des formes variées selon les époques. Le pouvoir politique acquis par les milliardaires dans les démocraties suggère que celles-ci évoluent vers des « oligarchies civiles ». Mais l’attention exclusive portée par l’auteur à la « défense des richesses » simplifie et sous-estime à la fois l’influence véritable de ces hommes fortunés. Recensé : Jeffrey A. Winters, Oligarchy, Oxford, Oxford University Press, 2011, 237 p. À en croire la liste de plus en plus longue des personnes les plus riches du monde publiée chaque année par le magazine Forbes, notre époque est faste pour les milliardaires. En outre, si l’on considère les réformes fiscales réalisées sous la présidence de Bush aux États-Unis ou celle de Sarkozy en France, il semble que les politiciens actuels apprécient les plus fortunés. Les aventures de Berlusconi en Italie, Bloomberg à New York, Thaskin en Thailande, Piñera au Chili ou encore, plus récemment, Ivanishvili en Géorgie semblent indiquer que les milliardaires aiment eux aussi la politique. Ce phénomène dérange bon nombre d’entre nous dès lors qu’il a cours en démocratie. Pourquoi les peuples en démocratie autorisent-ils les plus fortunés à les gouverner au lieu d’exiger la redistribution des richesses? Selon Jeffrey Winters, l’émergence d’une oligarchie ne devrait pas surprendre, pas même en démocratie, car « la concentration des richesses entre les mains de quelques individus leur confère un pouvoir tel que se développent différents types de politique oligarchique ne pouvant être saisies dans un cadre pluraliste générique » (p. xiii). En dépit de failles significatives, Oligarchy est un livre important, et ce d’autant plus que le rôle des milliardaires en politique n’a pas été suffisamment étudié par les universitaires à ce jour1. Bien entendu, il est possible de recourir à différentes approches de la sociologie des élites pour analyser le phénomène. Néanmoins, comme le remarque avec justesse Winters, la sociologie moderne des élites a adopté, depuis Pareto et Michels, une conception large de l’oligarchie, dans laquelle non seulement les très riches, mais aussi les bureaucrates de haut niveau, les représentants des partis politiques et les leaders d’opinion font partie de la minorité au pouvoir. L’auteur souhaite restreindre la portée du concept, le ramener à ce qui, selon lui, en était le sens premier dans la pensée d’Aristote : la richesse excessive considérée comme source principale du pouvoir d’une minorité. 1 Hormis des bestsellers fort instructifs écrits par des journalistes, tel que Superclass: How the Rich Ruined our World (New York, Farrar, Straus and Grioux, 2008) de David Rothkopf, il existe très peu de recherches comparatives sur les ultra-riches à ce jour. 2 Les quatre visages de l’oligarchie L’ambition du livre a ses mérites : insérer l’étude du pouvoir politique des milliardaires d’aujourd’hui dans une compréhension plus large de l’oligarchie, à la fois historique et géographique. Les définitions parcimonieuses facilitent la compréhension et reflètent l’ontologie matérialiste de l’auteur : « Les oligarques sont des acteurs qui contrôlent et administrent d’immenses quantités de ressources matérielles, qu’ils peuvent déployer afin de défendre ou accroître leurs richesses personnelles ou leur position sociale d’élite » (p.6). « Le terme oligarchie se réfère aux politiques de défense des richesses mises en œuvre par des acteurs dotés de ressources matérielles » (p. 7). Deux distinctions permettent à Winters d’affiner son analyse : les ultra-riches emploient différentes stratégies selon qu’ils opèrent dans des systèmes politiques composés d’institutions collectives ou de formes de gouvernement plus fragmentées et personnalisées, mais aussi selon que les oligarques ont recours ou non à la violence (p. 34). Cette matrice 2x2 conduit à quatre types idéaux : les oligarchies guerrières, les oligarchies dirigeantes, les oligarchies sultanesques, et les oligarchies civiles. Chaque forme d’oligarchie est traitée dans un chapitre distinct. Au sein des oligarchies guerrières, la richesse s’accompagne de capacités coercitives, les oligarques faisant usage de la violence pour défendre les biens qu’ils s’approprient, à la fois contre le peuple qu’ils gouvernent et contre les oligarques rivaux. Winters fournit de brefs exemples historiques de chefferie : l’ancienne région de Thy au Danemark, les chefs guerriers Wanka du Pérou précolonial, les iles d’Hawaï, les anciens Celtes d’Irlande (pp. 46- 50). Cependant, aucun de ces exemples ne parvient à démontrer si et comment les chefs- guerriers cherchaient à défendre leurs richesses. La richesse et le pouvoir y étaient clairement entremêlés, mais la quête de ressources matérielles dans le but premier de préserver le pouvoir ou la survie obéit à une logique tout autre que celle d’un désir de richesse qui verrait dans le contrôle du pouvoir l’unique moyen de défendre celle-ci. Winters est conscient de cette difficulté (p. 49ff.) - qui resurgit tout au long de son étude - par exemple lorsqu’il traite de l’ascension de Suharto en Indonésie (p. 157ff.) et de celle de Lee Kuan Yew à Singapour (p. 257ff.). Or il la « résout » simplement en postulant que la défense des richesses constitue le moteur principal de l’action, sans toutefois démontrer la validité de ce postulat. L’auteur offre une interprétation plus détaillée de la situation de l’Europe médiévale, qu’il présente comme un patchwork d’oligarques guerriers, mais pratiquement toutes les recherches historiques auxquelles il se réfère sont antérieures à la déconstruction récente du concept de « féodalisme ». Winters semble avoir délibérément choisi de s’appuyer principalement sur des sociologues historiques tel que Perry Anderson, lesquels partagent – et donc confirment – son approche matérialiste. Il aurait été intéressant d’intégrer les travaux portant sur les seigneurs de la guerre plus contemporains (en Afghanistan, au Sierra Leone, ou en Somalie). Dans les oligarchies dirigeantes, les plus riches créent des institutions de gouvernement collectif pour réduire la menace de luttes intestines entre oligarques, et pour mieux se défendre contre les attaques externes et les révoltes populaires. La question décisive, selon Winters, est de savoir jusqu’à quel point l’organe de gouvernement collectif détient le monopole de la violence – ou encore si chaque oligarque pris individuellement demeure armé ou non. Le portrait qu’il dresse de l’Athènes classique présente les mêmes défauts que ses exemples d’oligarchies guerrières : le lecteur est renseigné sur l’existence d’une stratification sociale et matérielle, mais la façon dont les riches usaient de leur influence sur les instances de gouvernement pour défendre collectivement leurs richesses demeure obscure. L’explication de Winters se limite au constat que les Athéniens les plus riches « dominaient les affaires du pays en occupant tous les postes de haut niveau de leur oligarchie gouvernementale » (p. 83) et que « les citoyens les plus pauvres (…) ne faisaient jamais usage 3 de la démocratie pour empiéter sur la propriété foncière des Trois Cents » (p. 87). Or il s’agit là d’un simple raisonnement inductif ne s’appuyant sur aucune preuve. Plusieurs observations de l’auteur brouillent en fait l’analyse : de nombreux étrangers –métèques- comptaient parmi les résidents les plus fortunés (p. 78), sans toutefois être citoyens d’Athènes, et les citoyens les plus riches étaient lourdement taxés, car ils devaient payer personnellement les forces armées ainsi que les fréquentes aventures militaires (p. 81, 86). Winters se montre plus convaincant (mais aussi plus trivial) lorsqu’il décrit l’ensemble des citoyens comme formant une oligarchie opposée à la population majoritaire d’esclaves. Néanmoins, il manque à sa présentation un examen plus approfondi des différentes étapes de l’histoire politique athénienne - par exemple, celles où dominaient les soi-disant « démagogues » et celles où prévalaient les « tyrans ». En revanche, le cadre d’analyse de Winters semble plutôt bien adapté à la politique oligarchique de la Rome antique, la distribution des richesses y étant beaucoup plus inégalitaire qu’à Athènes2. D’après l’auteur, les alliances politiques complexes au sein de la République romaine servaient principalement à empêcher que l’un des oligarques ne gouverne seul (pp. 96-106), tout en permettant à l’ensemble de ceux-ci de protéger leurs richesses et les revenus qu’ils tiraient d’une économie foncière fondée sur l’esclavage. Le recours à la coercition dans la ville de Rome ainsi que le contrôle des forces armées étaient soigneusement règlementés, et le système s’effondra lorsque des « oligarques guerriers » tel que Jules César « prirent le contrôle personnel d’importants segments des légions romaines » (p. 107), transformant la République romaine en une série d’ « oligarchies sultanesques ». Spécialiste de l’Asie du Sud-Est, Winters est dans son élément lorsqu’il décrit l’Indonésie de Suharto et les Philippines de Marcos comme des oligarchies sultanesques : « (…) un règne personnalisé dans lequel les institutions et les lois sont affaiblies, et où le dirigeant gouverne par l’entremise d’un pouvoir coercitif et matériel lui permettant de garder la mainmise sur la peur et les rétributions » (p. 136). Quand la politique est hautement personnalisée, il devient essentiel de comprendre le fonctionnement interne du ou des clans familiaux au pouvoir - ce qui, trop souvent, limite sérieusement la recherche, dans la mesure où ce type d’information est rarement rendu public. Winters offre un aperçu fascinant de l’Indonésie à partir d’amples entretiens menés auprès des membres de l’oligarchie du pays, uploads/Politique/ les-milliardaires-une-oligarchie-dans-la-de-mocratie.pdf

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