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Internationale libérale ou contre-monde libéral ? Des degrés et des espaces d’opposition aux Restaurations (Dans Jean-Claude Caron, Jean-Philippe Luis, Rien appris, rien oublié ? Les Restaurations dans l’Europe postnapoléonienne (1814-1830), Rennes, PUR, 2015, pp 367-380.) Les Restaurations sont souvent perçues sous l’angle d’un retour général au conservatisme politique et d’une solidarité monarchique sans faille au nom de la Sainte- Alliance. Si l’on examine de plus près les différents États, on observe en réalité une grande diversité de situations et de politiques. Il convient de rappeler que la période 1815-1830 n’est pas monolithique, y compris en France, et que les inflexions chronologiques sont significatives, à l’instar des logiques opposées qu’ont notamment poursuivies un Decazes et un Polignac. Cette diversité de politiques nationales répond à une diversité de situations socio-économiques mais aussi de capacités d’action des oppositions aux Restaurations. A l’échelle européenne, tout au moins au sud du continent, on peut ainsi relever un « moment 1820 » (1820-1821) où elles montrent leurs forces par le pronunciamiento en Espagne, par des révolutions libérales à Naples et en Piémont et par des tentatives répétées de complots en France. Les Restaurations ne peuvent pas revenir à l’Ancien Régime car les circulations des idées et des hommes se sont fortement accélérées depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. Par ailleurs, si notre analyse porte sur l’espace européen, les phénomènes de circulations libérales doivent être inscrits dans un jeu d’échelles plus large couvrant l’aire atlantique. Ainsi le pronunciamiento de Riego à Cadix ne peut-il être compris qu’en prenant en compte la situation de l’Amérique hispanique. L’aire méditerranéenne est un autre facteur des évolutions européennes, comme le montre la collusion entre les décisions politiques et diplomatiques des Restaurations et la chronologie de la guerre d’indépendance grecque. Ce théâtre de combats est d’ailleurs à l’origine d’inflexions très significatives. C’est pourquoi l’objectif est ici principalement de mener une réflexion géographique sur les oppositions, leurs interconnexions, leurs interactions intellectuelles et combattantes, et sur l’articulation des espaces dans lesquelles elles s’inscrivent. Les circulations donnent lieu depuis quelques années à une série de travaux autour de la notion d’ « internationale libérale ». Il paraît toutefois nécessaire d’interroger les terminologies, les échelles d’analyse et les découpages géographiques à privilégier pour décrire, peut-être différemment, les oppositions et leurs articulations. Il convient en premier lieu de mettre en perspective cette notion usuelle d’ « internationale libérale » pour pouvoir éventuellement compléter ce qu’elle recouvre par des aspects complémentaires qui pourraient davantage se comprendre comme un « contre- monde ». Ce dernier ne recoupant pas la seule échelle et les seules frontières internationales des différents États, il faut enfin en proposer une représentation cartographique et expliciter la démarche qui a permis de la construire. « Internationale libérale » : une notion usuelle pour décrire les circulations entre les mouvements nationaux et libéraux Les travaux historiques de cette dernière décennie ont bien mieux éclairé les circulations qui s’opèrent entre les différentes oppositions du continent européen. Notre connaissance a notamment été profondément enrichie par les travaux sur les exilés permettant d’éclairer la constitution d’interconnexions intellectuelles et physiques entre ces différentes oppositions. Par exemple, Maurizio Isabella a montré comment les exilés italiens en Angleterre jouent à la fois un rôle fondamental dans le processus national du Risorgimento et en même temps établissent des liens politiques avec la Grande-Bretagne ou l’Espagne. Il insiste sur les liens intellectuels, avec le Nouveau-Monde par exemple1. Delphine Diaz s’est penchée sur les étrangers en France pour montrer le maintien de relations d’un grand nombre de réfugiés avec leur pays d’origine mais aussi leur participation à l’agitation contestatrice du pouvoir royal2. J’ai également pu mettre en lumière les engagements de militaires pour des causes nationales et libérales étrangères3. Internationales politiques et histoire transnationale Ce riche terreau étaye effectivement l’hypothèse de l’existence d’une « internationale libérale » dans laquelle s’inscrivent des synergies intellectuelles, des sociabilités cosmopolites et des réseaux de combattants pour la cause de la liberté des peuples. 1 ISABELLA M., Risorgimento in Exile, Italian Emigrés and the Liberal International in the post-napoleonic Era, Oxford, Oxford University Press, 2009, 298 p. 2 DIAZ D., Un asile pour tous les peuples ? Proscrits, exilés et réfugiés étrangers dans la France du premier XIXe siècle, Paris, A. Colin, 2014, collection « Recherches », 320 p. 3 BRUYÈRE-OSTELLS W., La Grande Armée de la Liberté, Paris, Tallandier, 2009, 335 p. Parler d’ « internationale libérale » est devenue une pratique courante chez les historiens de la première moitié du XIXe siècle et n’est donc pas illégitime4. L’idée qu’il s’agit seulement d’une « Sainte-Alliance des peuples » présente cependant, selon moi, plusieurs limites. La première, sans doute mineure, consiste à noter qu’il s’agit d’une internationale informelle. En effet, les connexions ne sont pas formalisées comme au sein d’organisations postérieures, à commencer par les internationales socialistes qui se mettent en place dans la seconde moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire des structures organisées autour d’un comité central. Dans ce modèle, l’internationale connaît une forme d’institutionnalisation. Si le terme d’internationale a été appliqué à de nombreuses autres configurations politiques en Europe, toutes présentent une coordination portée par des acteurs étatiques : « internationale noire » dans les années 1870 par le Saint-Siège5, « internationale blanche » des années 1930 autour des chefs d’États ou de gouvernements fascistes (Mussolini, Hitler)6… Le XXe siècle se caractérise d’ailleurs par la multiplication (avec plus ou moins de succès) des internationales partisanes à l’échelle européenne. Ces exemples présentent des cadres de rencontres organisées pour des hommes qui partagent la même idéologie. Elles constituent généralement un vecteur de diffusion d’une pensée du haut vers le bas de ces organisations, à l’instar du marxisme au sein de l’Internationale ouvrière. Or, sous les Restaurations, les circulations, y compris de références politiques, sont hétéroclites tant par les différents niveaux d’acteurs entre lesquelles elles s’effectuent que par l’hétérogénéité des messages politiques. Au temps de la Sainte-Alliance, les circulations libérales relèvent d’une conception de l’engagement structuré par le sentiment de fraternité politique7. En fait, la notion d’internationale nous enferme peut-être trop dans une grille d’analyse traditionnelle, c’est-à-dire verticale. Elle ne privilégie pas une lecture horizontale des phénomènes, ne prend pas suffisamment en compte la transnationalisation croissante des oppositions politiques. Les interconnexions dépassent les principes du bilatéralisme ou du multilatéralisme conclus entre structures semblables. L’existence de ces phénomènes transnationaux est admise par la plupart des historiens de la période, y compris 4 Sur les difficultés de définition et le caractère plastique du terme, voir l’introduction de MILZA P. dans Les internationales et le problème de la guerre au XXe siècle : actes du colloque (22-24 novembre 1984), Rome, Collections de l’Ecole française de Rome, 1987, 390 p. 5 LAMBERTS E., The Black Internationale. L’Internationale noire (1870-1879), Louvain, Leuven University Press, 2002, 514 p. 6 Matérialisée notamment par le congrès des fascismes européens à Montreux en décembre 1934 avec 13 partis européens qui affirment se ranger derrière Mussolini. 7 Voir les nombreux travaux menés dans le cadre du programme ANR « La fraternité comme catégorie politique en Italie et en Europe (1820-1930) » coordonné par Catherine Brice entre 2008 et 2011. ceux cités plus haut. Il ne me paraît donc pas totalement satisfaisant de parler d’ « internationale libérale ». L’émergence du concept de transnationalisation s’explique justement par l’imperfection du terme d’internationalisation jusque-là seul employé. Une multitude de circulations imparfaitement coordonnées Par ailleurs, sous les Restaurations, les interconnexions ne peuvent même pas être perçues de façon convaincante comme reposant uniquement sur une « internationale » des carbonari, par exemple. En fait, les canaux de circulations sont complexes, protéiformes, très enchevêtrés mais aussi très cloisonnés. Or, pour les Restaurations, reprendre ce vocabulaire risque d’accréditer, même involontairement, l’idée qu’il existe un « comité directeur » qui dirige telle ou telle société secrète (à l’échelle de la France, voire de l’Europe), ce qui est, à mon sens, faux et en même temps constamment présent dans les rapports policiers et préfectoraux8. Le système d’interconnexions des oppositions repose non sur des liens formalisés mais sur une multitude de canaux et de nœuds informels. Seule l’intensité des flux d’idées et de personnes justifie l’appellation d’internationale. Ainsi les circulations de combattants sont-elles loin de former un ensemble clairement identifié, organisé et encore moins hiérarchisé. Les tentatives de structuration à l’échelle continentale n’ont jamais réellement dépassé le stade des velléités ou n’ont regroupé que des sous-groupes, souvent marginalisés comme ceux autour de Buonarroti, par exemple. Même les comités à l’échelle nationale, « italien » ou « polonais », ne se mettent en place en réalité qu’en 1830. Ce second moment marque une structuration qui caractérise en fait la période postérieure aux révolutions de 18309. Ces comités de 1830 soulignent combien l’hétérogénéité des cultures politiques caractérise les oppositions libérales. Ils réunissent (partiellement) des hommes de sensibilités différentes. Sous les Restaurations, les mouvements révolutionnaires (à Naples, en Piémont, en Espagne) sont lancés par des groupes libéraux composites, pour ne pas dire hétéroclites. 8 Voir notamment TARDY J.-N., Les catacombes de la politique, thèse d’histoire sous la direction de Dominique Kalifa, Université Paris-I, 2011, et uploads/Politique/ internationale-liberale-ou-contre-monde-liberal.pdf

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