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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Diane Lamoureux Revue québécoise de science politique, n° 25, 1994, p. 65-87. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/040337ar DOI: 10.7202/040337ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 18 May 2013 09:52 « Hannah Arendt, l’esthétique et le politique » HANNAH ARENDT, L'ESTHÉTIQUE ET LE POLITIQUE Diane Lamoureux Université Laval Dans La crise de la culture, Hannah Arendt opère une analogie entre esthétique et politique, analogie qui ne sert pas tant à une esthétisation du politique qu'à souligner que, dans les deux sphères d'activité, ce qui est à l'œuvre c'est la capacité humaine de jugement. Cette démonstration s'effectue en trois temps. D'abord, il s'agit de cerner la difficulté du politique dans le monde contemporain. Ensuite, il sera question du rôle de l'art dans les «sombres temps». Enfin, le théâtre du monde sera distingué de la société du spectacle. Tout ceci permettra de comprendre le rôle du jugement dans la création d'une communauté politique diversifiée et fondée sur la parole persuasive. Hannah Arendt a suscité un regain d'intérêt au cours des dernières années, principalement à la lumière du débat qui anime la philosophie politique sur la question de la démocratie et dans la mesure où ses analyses permettent de dépasser la fausse opposition entre la démocratie libérale et le totalitarisme et posent le rôle du débat et de l'éthique en politique. Si cet aspect de la réflexion arendtienne mérite notre attention et s'avère particulièrement utile pour élucider certains problèmes auxquels sont confrontées les sociétés contemporaines, il ne sera cependant pas l'axe central de la réflexion qui va suivre. Diane Lamoureux, département de science politique, Université Laval, Cité universitaire, Québec (Québec), G1K 7P4 Revue québécoise de science politique, no 25, hiver 1994. 66 R.Q.S.P./N0 25 À notre époque, où la politique apparaît trop souvent sous la forme d'un spectacle, généralement de fort mauvais goût, il convient d'explorer l'intérêt que peut revêtir l'approche arendtienne du politique, tout entière centrée sur la valorisation d'un espace public de débat, mais aussi d'apparence et de «performance». Pourtenter de cerner cette question, il est utile d'examiner comment Arendt, à travers sa conception du jugement, aborde les enjeux politiques du monde moderne et nous donne des instruments analytiques pour éviter de glisser dans le piège d'une esthétisation du politique, qui ne peut qu'en constituer la négation. Car elle a beau parler abondamment du «théâtre du monde», elle ne conçoit celui-ci que dans la perspective où toutes et tous puissent alternativement agir et regarder, ce qui est l'antithèse de notre «société du spectacle» moderne où les rôles d'acteur et de spectateur sont donnés une fois pour toutes, sans qu'il soit question de réciprocité. Je voudrais ainsi attirer l'attention sur un aspect plus négligé de cette œuvre, à savoir l'analogie qu'Arendt établit entre esthétique et politique1; plus précisément, je voudrais prendre appui sur les idées que l'auteure développe dans la série de textes regroupés en anglais sous le titre Between Past and Future, et en français sous celui de La crise de la culture, textes qu'elle qualifie d'exercices de pensée politique. Ce qui confère une unité à ces textes, c'est que trois idées les traversent. La première, thématique arendtienne bien connue, est celle de la tradition perdue, de la rupture que représente la modernité2. Son regard n'est cependant pas 1. Ce procédé analogique a déjà attiré l'attention d'Olivier Mongin dans son article «Du politique à l'esthétique» paru dans Esprit, juin 1985. Si Mongin mentionne le fait, il ne l'analyse cependant pas en profondeur. La même remarque vaut pour Françoise Collin qui esquisse les rapports entre art et politique dans son article «Du privé et du public», Cahiers du GRIF, n° 33, printemps 1986, plus particulièrement aux pages 65-67. On peut également noter une analogie entre esthétique et politique chez les commentateurs nord- américains de Hannah Arendt, tels Beiner, Honig et Villa. 2. Arendt commence d'ailleurs son essai «La tradition et l'âge moderne» par une déclaration assez catégorique : «Notre tradition de pensée politique a un commencement bien déterminé dans les doctrines de Platon et d'Aristote. Je crois qu'elle a connu une fin non moins déterminée dans les L a m o u r e u x / H a n n a h Arendt, l'esthétique... 67 nostalgique et même les analyses qu'elle propose de la cité grecque n'ont pas pour objectif de présenter celle-ci en modèle politique applicable actuellement, mais plutôt de faire entrevoir des conceptions de la liberté et de l'égalité qui se nourrissent mutuellement plutôt que de se paralyser l'une l'autre. La deuxième idée concerne le rôle de la culture. Dans un monde marqué par la rupture de la trame historique (la tradition perdue) et par l'inexistence d'un espace public de débat et d'action, le rôle de la culture n'est plus, comme chez les Grecs, uniquement de l'ordre de la fabrication, mais il est également de celui du sens. L'art crée un espace de communication humaine et donne une forme de permanence au monde qui nous entoure. Plus particulièrement, à défaut de pouvoir s'exercer en politique, le jugement se transporte sur le terrain de l'art. C'est pourquoi le jugement est le troisième thème qui traverse ces réflexions. Cette thématique hantera d'ailleurs Arendt jusque dans ses derniers écrits. Le rôle politique du jugement, elle l'a d'abord rencontré négativement lors du procès Eichmann. C'est à ce moment qu'elle développe l'idée de la «thoughtlessness» comme inhérente au totalitarisme3. A contrario, le jugement intervient à la fois comme critère d'humanisation, comme façon d'apparaître en tant qu'individualité (acquérir une stature personnelle non réductible à une catégorie sociale), et comme base nécessaire à l'interaction humaine, ce fameux «inter-esse» qui caractérise le monde de l'action. C'est en ayant ces trois thèmes à l'esprit que je voudrais aborder l'analogie entre politique et esthétique. Dans un premier temps, pour camper la toile de fond du théories de Karl Marx», La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 28. 3. Parlant d'Eichmann, Arendt souligne que «[h]e merely (...) never realized what he was doing» . Elle ajoute un peu plus loin: «it is important to the political and social sciences that the essence of totalitarian government, and perhaps the nature of every bureaucracy, is to make functionnaries and mere cogs in the administrative machinery out of men, and thus to deshumanize them», Eichmann in Jerusalem, New York, Viking Press, 1965, p. 287 et 289. 68 R.Q.S.P./N° 25 raisonnement arendtien, il sera question des difficultés du politique dans le monde contemporain. Ensuite suivra l'analyse du rôle qu'Arendt attribue à l'art dans ces «sombres temps» qui sont les nôtres, puis sa compréhension du theatrum mundi sera exposée. L'objectif de cette analyse est de faire ressortir la fécondité du projet arendtien en regard de certaines critiques postmodernes de la rationalité politique. Cependant il ne sera pas possible de présenter les problèmes que pose un certain mode d'esthétisation du politique, qui tend à confondre les deux registres. Les difficultés du politique dans le monde contemporain Hannah Arendt, dans The Human Condition, brosse un tableau déprimant du monde dans lequel nous vivons. Elle insiste plus particulièrement sur l'inversion des valeurs à laquelle nous faisons face4, puisque ce qui domine dans les sociétés contemporaines, ce n'est pas l'action mais le labeur, les sociétés étant devenues de vastes organismes absorbés dans un processus de reproduction vitale. Il importe de préciser les catégories analytiques qu'elle met en place à cette occasion et qui sont celles du travail, de l'œuvre et de l'action. Par travail, Arendt entend toutes les activités qui sont liées à la production et à l'entretien de la vie. Ce qui le caractérise, c'est à la fois son automaticité et sa circularité. Il s'accomplit en se néantisant, se consomme et se consume par le fait même, sorte de serpent qui mordrait sa queue. Par le travail, les êtres sont dans le monde mais ne sont pas au monde, dans le sens où ils ne s'«entr'appartiennent» pas. Le caractère fugace du travail ne contribue pas à construire le monde. L'œuvre se distingue du travail par sa durabilité; elle s'en rapproche cependant par son instrumentante. Car l'œuvre a un sens d'objectivation. Le monde s'humanise sous l'effet de l'œuvre dans la mesure où elle permet l'éclosion 4. Voir, entre autres, le prologue de Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, où elle explique ce qui différencie la modernité des autres périodes historiques. Lamoureux/Hannah Arendt, l'esthétique... 69 d'une vie humaine en lui procurant un cadre stable; «au lieu de se fondre dans le processus vital, l'œuvre est uploads/Politique/ arendt-culture.pdf

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