155 COMMENT ÊTRE INDIVIDUALISTE MÉTHODOLOGIQUE ? Querelle des universaux et que

155 COMMENT ÊTRE INDIVIDUALISTE MÉTHODOLOGIQUE ? Querelle des universaux et querelle des sciences sociales Les termes « individualisme » et « holisme » font partie de ces expressions ambiguës qui peuvent être prises en tellement de sens distincts qu’il convient à chaque fois d’en préciser le contexte, ainsi que les synonymes et les antonymes. En politique, «individualisme» peut être pris positivement comme signifiant la doctrine de l’invio- labilité des droits individuels, ou négativement comme un synonyme d’égoïsme ou de repli sur soi. En philosophie de l’esprit, ce terme désigne la thèse selon laquelle les significations et les règles sont tota- lement «privées», à quoi l’on oppose l’«anti-individualisme», selon lequel « les significations ne sont pas dans les têtes ». De même, le terme «holisme» peut désigner le principe de sociétés hiérarchiques comme la cité platonicienne ou le système des castes indien (Louis Dumont), ou bien le postulat gestaltiste et écologique selon lequel «le tout est plus que la somme des parties», ou encore, en méthodo- logie, la thèse dite de Duhem-Quine, selon laquelle ce n’est jamais de manière isolée qu’une hypothèse affronte le tribunal de l’expé- rience. Il est clair que cette diversité de significations ne laisse pas d’être fâcheuse pour la discussion rationnelle, laquelle suppose que l’on s’entende sur le sens des mots, condition nécessaire de la clarté. Dans son ouvrage important The Common Mind 1, Philipp Pettit soutient qu’il convient d’opposer l’individualisme au collectivisme et l’atomisme au holisme, ce qui lui permet de défendre avec de nom- breux arguments une option «individualiste-cum-holiste», nécessaire 1. Oxford, Oxford University Press, 1993. Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen, 31-32 [cédérom], 1997-1998 156 selon lui pour sortir des antinomies des sciences sociales (individu/ société) et de la philosophie de l’esprit (Fodor versus Putnam-Burge). Dans le même sens, il propose de critiquer le libéralisme à cause de son atomisme, en proposant de revenir à une conception «républicaine» de la liberté, qui met au second plan la « liberté négative » (au sens d’Isaiah Berlin 2) au profit d’une définition en termes de «non-domi- nation», ou de non-soumission à autrui. Il est intéressant de constater que des distinctions analogues ont été proposées indépendamment par Vincent Descombes dans son livre remarquable Les Institutions du sens 3. Comme Descombes, à la différence de Pettit, critique explicitement l’individualisme méthodolo- gique (IM) en sciences sociales (une approche défendue, de manières différentes, par C. Menger, M. Weber, L. von Mises, F. von Hayek, K. Popper, Jon Elster, P. Van Parijs, R. Nozick, M. Olson, R. Bou- don 4…), en proposant de lui substituer une approche individua- liste-holiste de type «institutionnaliste» et «structural», il apparaît possible de soumettre son approche à l’examen en la confrontant aux textes de certains de ces auteurs, en particulier Karl Popper. Descombes soutient que ce dernier, l’un des premiers promoteurs explicites de l’IM, aurait affirmé, dans Misère de l’historicisme, que les institutions n’étaient que des « modèles abstraits» 5, que «les fictions du langage ordinaire ne devaient pas figurer dans le langage de la science », et que ce dernier «ne devait comporter que des termes singuliers» 6. Faisant fond par la suite 7 sur les notions (empruntées à Hegel et à Dilthey relu par Aron) d’esprit objectif et d’esprit objec- tivé, Vincent Descombes met en évidence de manière élégante et subtile que les sciences sociales et même la philosophie de l’esprit ne sauraient être mises en œuvre sans la notion d’institution, au sens de Mauss et de Castoriadis. Il ne fait cependant pas allusion au fait que Popper a également défendu une ontologie néo-frégéenne (fort 2. « Deux concepts de liberté », in Éloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1988. 3. Paris, Minuit, 1996. 4. Le cas de Raymond Aron est particulier, mais j’ai essayé de montrer que son approche néo-diltheyenne n’était pas nécessairement incompatible avec l’IM: « Raymond Aron et l’individualisme méthodologique », Cahiers de philosophie politique et juridique de l’université de Caen, 1989. 5. K. Popper, The Poverty of Historicism, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1957 (1 re éd. 1944); trad. fr. Misère de l’historicisme, Paris, Plon, 1956, p. 141. 6. Ibid., p. 136. 7. Ibid., chap. 19. 157 critiquée pour son « platonisme »), la théorie du Monde-trois, qui l’amène à soutenir d’une part que le sujet se constitue toujours dans son interaction avec les idéalités culturelles, et qu’il en est lui- même un produit et un «co-producteur» (« auto-transcendance de l’homme») 8, et d’autre part que cette «quasi-autonomie» des pro- ductions symboliques rend possible une « herméneutique objecti- viste », dont les méthodes ne sont pas transcendantalement diffé- rentes de celles de la science de la nature (problème, essai et erreur), même si elle travaille sur du sens. (On peut ainsi retrouver en termes poppériens jusqu’à la distinction entre esprit objectif et esprit objec- tivé). Je me propose de montrer que la lecture opérée par Vincent Descombes, même si elle peut s’appuyer sur certaines formulations ambiguës, est discutable, quoi qu’il en soit des difficultés des appro- ches poppérienne ou hayékienne. L’IM n’est ni un atomisme ni un psy- chologisme 9. Au sens de Descombes (et de Pettit), l’IM «situationnel» de Popper et ses disciples est un plutôt un «holisme non collectiviste». L’IM repose sur l’idée qu’il ne faut pas psychologiser les collectifs 10, non sur l’idée que les collectifs ne sont «que » des ensembles d’indi- vidus ou que les individus sont constitués indépendamment de leurs interactions et de leur environnement socio-historique. Selon les ter- mes d’Agassi 11, qui proposa en 1960 de caractériser l’approche pop- périenne comme un «individualisme institutionnel», l’IM ne nie pas que les totalités sociales « existent », mais seulement qu’elles ont des buts et des intérêts propres. Comme l’affirme von Mises: Il n’est pas contesté que dans le domaine de l’agir humain les en- tités sociales aient une existence réelle. Personne ne se risque à nier que les nations, États, partis, communautés religieuses soient des 8. Cf. Objective Knowledge, Oxford, Oxford University Press, 1972 ; trad. fr. J.-J. Rosa, La Connaissance objective, Paris, Aubier, 1991 (ouvrage dont on pourrait rendre le titre par Le Savoir objectif), et mon article «L’auto-transcendance de l’homme », Cahiers de Philosophie politique et juridique de l’université de Caen, 1995. 9. Voir mon Explication en histoire, Lyon, PUL, 1992; je suis en léger désaccord sur ce point avec Pascal Engel, qui, en réponse à Descombes, soutient une version psychologiste de l’IM: cf. «Le non-lieu de l’esprit», Revue Philosophique, n° 4, 1997. Avec John Watkins, on peut cependant affirmer que certaines for- mules de Popper sont excessivement anti-psychologistes. 10. En ce sens, la critique par P. Bourdieu (Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 64), comme celle effectuée par C. Castoriadis, de l’hypostase des collectifs par certains marxistes n’ajoute guère à celle qu’en firent les partisans de l’IM. 11. « Methodological Individualism », in Modes of Individualism and Collectivism, O’Neill (éd.), Londres, Heinemann, 1973. 158 facteurs réels déterminant le cours d’événements humains. L’IM, loin de contester la signification de tels ensembles collectifs, consi- dère comme l’une de ses tâches principales de décrire leur naissance et leur disparition, leurs structures changeantes et leur fonctionne- ment. (Mais) toute action est accomplie par des individus 12. On ne dira pas qu’il ne faut pas employer le terme de « Sénat romain»; un tel geste est d’ailleurs logiquement impossible, comme y insiste Jon Elster, après Ernst Gellner, du seul fait de l’opacité référentielle (dans « César se méfiait du Sénat », le terme « Sénat » n’est pas plus éliminable que «Jupiter» dans «César avait confiance en Jupiter »); mais on soutiendra qu’il convient de ne pas l’hypos- tasier en entité pseudo-individuelle, ayant des volontés et des dé- sirs propres, gouvernant à leur insu le comportements des «agents» (qui seraient alors plutôt des « agis »), ou prenant des « décisions » inanalysables en termes de résultantes de décisions individuelles. On connaît bien de telles hypostases dans les phénomènes d’ado- ration de L’Organisation (« Le Parti »). Ce qui n’empêche pas que l’on puisse utiliser des concepts généraux, des types idéaux ou «mo- dèles » d’« individus anonymes », selon les termes de J. Watkins, si l’on prend garde de ne pas les réifier. L’IM peut être considéré comme le prolongement en sciences sociales du procès moderne de désenchantement 13 (« désanthropo- morphisation» et «détéléoligisation») du monde, au sens de Weber, initié par les atomistes grecs et redéployé plus amplement par les Modernes à partir de Bacon, Galilée, Descartes, Pascal ou Spinoza. En revanche, contrairement au programme matérialiste radical, l’IM ne se propose pas de « déshumaniser (ou « dissoudre ») l’homme » en psychologie, étant entendu que, comme disait Hayek, l’anthro- pomorphisme n’a rien de scandaleux lorsqu’il s’agit de l’homme 14 L’IM est d’abord une critique du sophisme de composition, dénoncé en particulier par Mill. Du fait qu’un principe est pertinent au ni- veau individuel, il ne faut pas en conclure qu’il l’est au niveau glo- bal. Cette critique est ainsi utilisée implicitement par John Rawls 12. L ’Action humaine, Paris, PUF, 1985, p. uploads/Philosophie/comment-etre-individualiste-methodologique.pdf

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