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> Appareil » Revue Appareil - n° 2 - 2008 Revue Appareil - n° 2 - 2008 « Quelques éléments pour une épistémologie des relations d'échelle chez Gilbert Simondon » Vincent Bontems L'importance des relations d'échelle est un trait profondément original de l'ontologie élaborée par Gilbert Simondon dans L'Individuation à la lumière des notions de forme et d'information. Son examen systématique au sein de la théorie de l'individuation ainsi que dans ses études des techniques ne s'est pourtant guère imposé parmi les commentateurs, sans doute en raison même de l'originalité de ce paramètre d'objectivation, qui sort du cadre d'analyse philosophique traditionnel. Pour notre part, nous y avons été rendu sensible par le rapprochement entrepris des travaux de Simondon avec la proposition d'une « théorie de la relativité d'échelle » développée par le physicien Laurent Nottale (1). Toutefois, la question d'une épistémologie d'échelle est indépendante de l'analogie avec cette théorie et sa portée s'étend aussi à l'étude des objets techniques et des phénomènes socio-historiques. La prise en compte des relations d'échelle pourrait ainsi profiter à d'autres disciplines que la physique. La question des rapports d'échelles retient, en effet, l'attention des chercheurs dans de nombreuses disciplines et concerne autant le progrès des technologies que des théories contemporaines (2). Cet enjeu conceptuel traverse les frontières disciplinaires parce qu'il renvoie à une problématique fondamentale de l'objectivité scientifique : la dépendance du résultat des mesures en fonction du rapport entre l'ordre de grandeur du phénomène observé et l'unité de mesure adoptée. Toute mesure est le produit d'une comparaison entre le mesurant et le mesuré. Ce rapport de commensuration constitue l'échelle de la mesure et détermine le degré de précision de l'observation. Le sens physique de la "précision" d'une mesure physique se détache d'emblée de l'idéal mathématique d'une exactitude absolue, non seulement en raison des contraintes expérimentales mais aussi par sa nature même d'approximation. Une valeur numérique absolue, infiniment précise, n'est qu'une abstraction et n'a aucun sens physique. Toute mesure réelle rencontre ses limites : une marge d'erreur qui correspond aussi à une résolution maximale. La qualité de l'information ne saurait dans ces conditions demeurer inchangée quand le chiffre obtenu se trouve ensuite modifié d'un facteur important (pour extrapoler ou interpoler de l'information). Davantage, ce sont les ruptures d'échelle intervenues au sein de la physique au vingtième siècle qui expliquent les transformations majeures de l'ontologie. Le développement de la théorie de la relativité générale et de la mécanique quantique provoqua ainsi un renversement déterminant des évidences sédimentées au sein de la physique classique : de nouvelles structures émergèrent des résultats inattendus de l'observation à une échelle éloignée de la nôtre. L'obscurité de ces objets relativistes et quantiques pour le sens commun trop habitué aux « choses » observées à notre échelle, l'étrangeté des courbures de l'espace-temps riemannien ou des « incertitudes » de la fonction d'onde de Schrödinger, ne s'éclairent rétrospectivement que par la dépendance d'échelle de nos concepts : l'espace euclidien ou les schèmes ondulatoire et corpusculaire ne sont des analogies adéquates qu'à des échelles proches de la nôtre. L'échelle constitue une détermination intrinsèque de la modélisation en même temps qu'elle pose le problème de la cohérence des lois physiques entre échelles. La situation "schismatique" actuelle de la science physique est, à cet égard, problématique : la physique est scindée entre la mécanique quantique, dont le formalisme s'applique en microphysique mais échoue à rendre compte du comportement des objets ordinaires, et, d'autre part, la mécanique classique et la physique relativiste, qui s'occupent respectivement des > Appareil » Revue Appareil - n° 2 - 2008 moyennes et grandes échelles (la physique ayant adopté une convention inverse à la géographie : la plus petite échelle est celle qui a la résolution la plus fine). Indépendamment de la résolution de cette problématique, mais souvent en tension avec elle, d'autres disciplines se posent actuellement le problème de la cohérence de leurs concepts aux différentes échelles d'analyse. Il en va ainsi, en particulier, dans les sciences sociales et historiques, qui recherchent un modèle d'articulation entre échelles leur évitant le dilemme classique entre une dissociation absolue des niveaux d'analyse et la réduction à une échelle fondamentale, que ce soit celle du temps long (Les Annales) ou du temps court (microstoria). La mesure et le contrôle des relations d'échelle ouvrent ainsi des perspectives neuves en sociologie historique : qualifier la trajectoire d'un objet non seulement lors de sa circulation d'un lieu à tel instant vers un autre lieu en un autre temps, mais aussi en fonction de l'échelle. 1 ? Une perspective épistémologique héritée de Bachelard La discipline scientifique exige toujours, selon Gaston Bachelard, l'apprentissage d'un certain « réalisme des ordres de grandeur » pour prévenir la manipulation aveugle des mathématiques : « L'ordre de grandeur devient ainsi une première connaissance approchée qui isole les phénomènes, qui écarte de l'acte de connaître les occasions de divergence mineure et fréquente, tout risque de se fixer à un simple accident. Il est, en physique, le premier acte de la pensée d'approximation » (3). La critique du substantialisme par ce philosophe a donc posé les premiers jalons d'une réflexion sur les relations d'échelle. En désubstantialisant l'objet des sciences, son épistémologie tend, en effet, à imposer la relation comme la catégorie fondamentale pour toute ontologie des sciences contemporaines. Son interprétation philosophique des travaux d'Einstein affirme en particulier, dans La Valeur inductive de la relativité, que « l'essence est une fonction de la relation » (4). Mais, s'il appelle une nouvelle ontologie de ses voeux, Bachelard ne franchit jamais le seuil de celle-ci et son analyse demeure sur le plan de l'épistémologie : « La relativité s'est alors constituée comme un franc système de la relation. Faisant violence à des habitudes - peut-être à des lois - de la pensée, on s'est appliqué à saisir la relation indépendamment des termes reliés, à postuler des liaisons plutôt que des objets, à ne donner une signification aux membres d'une équation qu'en vertu de cette équation, prenant ainsi les objets comme d'étranges fonctions de la fonction qui les met en rapport » (5) En second lieu, l'objectivation des conditions phénoménotechniques de l'expérimentation a opéré un décentrement (6) de la notion d'observation par rapport aux philosophies du sujet et impose l'abandon du paradigme de la perception ordinaire, celle des choses à notre échelle. La mécanique quantique est ainsi, pour Bachelard, l'occasion de critiquer les présupposés de l'ontologie classique : localisation absolue et individualité permanente. Cette critique du "laplacisme", amorcée dans L'expérience de l'espace et la physique contemporaine, se prolonge par la critique du postulat de « l'analycité du réel » dans La Philosophie du Non. Avec l'abandon de l'individualité substantielle des objets quantiques, opéré dans « Noumène et microphysique », Bachelard propose finalement une conception selon laquelle les objets quantiques ne sont actualisés (et individués) que lors de la mesure, qui constitue un processus d'amplification. Il nous invite alors à prendre conscience de la transformation historique de la notion d'"objet" en physique et à inférer son retentissement sur les conditions d'objectivation dans toutes les autres disciplines. Les instruments de mesure se trouvent ainsi situés dans une double perspective : celle des progrès historiques de la phénoménotechnique et celle de la circulation encyclopédique des concepts que ces progrès rendent possible. Le développement d'une « méthode non-cartésienne » en épistémologie met encore l'accent sur la prise en compte des ordres de grandeur. Si le thème du non-cartésiannisme fait son apparition dans le Nouvel Esprit Scientifique, c'est dans La philosophie du Non qu'il se trouve explicité comme moment d'une dynamique récurrente des sciences. C'est le paradigme de la refondation relativisante de la géométrie euclidienne par la géométrie non-euclidienne qui donne sens au dépassement non-cartésien de la méthode cartésienne. Son application, dans > Appareil » Revue Appareil - n° 2 - 2008 L'activité rationaliste de la science contemporaine, rejoint les principes d'engagement et d' ouverture développés parallèlement par Ferdinand Gonseth (Le référentiel, univers obligé de médiatisation) : l'épistémologue doit examiner la portée réaliste d'une discipline scientifique avec une totale absence de présupposés métaphysiques et réviser ainsi ses conceptions ontologiques en fonction de l'expérience scientifique. Cette méthode aboutit, dans Le rationalisme appliqué, au développement de rationalismes régionaux, dont la spécificité s'élabore en tension avec la visée d'un transrationalisme. Selon Mary Tiles, la méthode non-cartésienne consiste alors précisément à relativiser la portée réaliste des sciences en fonction de la résolution à laquelle s'appliquent les concepts scientifiques et en accordant une relative autonomie à chaque échelle d'objectivation : « The position to which Bachelard is thus led is nonreductionnist ; it is one which views reality as hierarchically ordered by orders of physical magnitude » (7). La critique du substantialisme, qui fraye la voie à un réalisme des relations, la mise en évidence des modalités phénoménotechniques de l'objectivation scientifique, ainsi que le développement d'une méthode non-cartésienne, comprise comme subordination du réalisme à la caractérisation de son échelle d'application, sont trois conséquences épistémologiques qui s'imposent à Bachelard. Elles prennent toutes les trois acte du décentrement qu'opère l'extension des moyens d'observation et d'expérimentation au-delà des ordres de grandeur de l'expérience uploads/Philosophie/bontemps-simondon-bachelard.pdf

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