06/12/2022 15:00 Qu’est-ce que la philosophie de Heidegger a d’original ? | Cai

06/12/2022 15:00 Qu’est-ce que la philosophie de Heidegger a d’original ? | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-philosophique-2017-2-page-195.htm 1/19 Qu’est-ce que la philosophie de Heidegger a d’original ? Isabelle Thomas-Fogiel Dans Revue philosophique de la France et de l'étranger 2017/2 (Tome 142), pages 195 à 214 Article sons une question brutale : qu’est-ce que la philosophie de Heidegger a d’original ? Paradoxalement, cette question est rarement abordée de manière frontale, la réponse étant tenue pour acquise. En effet, parce que Heidegger a directement influencé une grande partie de la philosophie du xx siècle, il semble aller de soi que sa philosophie a constitué un bouleversement sans précédent au sein de la conceptualité philosophique. Ce bouleversement est implicite­ ment admis aussi bien par les thuriféraires du penseur que par ses détracteurs. De fait, le temps passé par ces derniers à traquer, dans les moindres recoins de l’œuvre, les traces de nazisme n’a de sens que si Heidegger est considéré comme un penseur d’importance. Entre ces deux pôles antinomiques qui, néanmoins, se rejoignent en un point, se tiennent les historiens de la philosophie, qui retracent le parcours, élucident les textes, accumulent les exégèses, bref confèrent à Heidegger sa stature de « classique ». Mais, par delà cette unanimité tacite, reste encore à déterminer en quoi il s’agit d’un philosophe parmi les plus importants. D’où notre question : en quoi Heidegger est-il un penseur original ? Sans doute convient-il, ici, de préciser l’usage du terme « original ». Original suppose le « nouveau » assurément, mais ce « nouveau » ne doit pas être compris seulement comme ce qui n’aurait jamais été dit ni entendu. Le « neuf » pour le « neuf », s’il peut faire la mode, ne fait pas la philosophie. Si tel était le cas, une simple contrainte oulipienne y pourvoirait : il s’agirait simplement d’étudier l’ensemble des philosophes considérés comme grands et de composer une série de propositions que nul n’a jamais soutenues (le nombre a des affects ; l’infini, une couleur…). Bref, dans le terme « original » doit résonner son étymologie : l’origine, comme ce qui, premier, instaure une nouvelle histoire, délivre de nouveaux possibles. C’est ce que Merleau-Ponty définissait comme l’institution, 1 O e 06/12/2022 15:00 Qu’est-ce que la philosophie de Heidegger a d’original ? | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-philosophique-2017-2-page-195.htm 2/19 Des thématiques d’une génération c’est-à-dire « comme ces événements d’une expérience qui la dotent de dimensions durables par rapport auxquelles toute une série d’autres expériences auront sens, formeront une suite pensable ou une histoire [1] ». Ainsi Descartes et Kant ont-ils indéniablement modifié le cours de la philosophie, façonné son histoire, transformé ses problèmes, bref défriché une voie inédite en redessinant entièrement le site de la philosophie (Cogito, jugements synthétiques a priori). À l’instar des révolutions scientifiques, une philosophie originale, à un instant t, est celle qui, créant un séisme dans les manières habituelles de traiter les problèmes, reconfigure durablement le paysage de la discipline. Disons-le d’une métaphore empruntée à la tectonique des plaques. Les options philosophiques, à un moment donné, sont comme de grandes plaques (idéalisme/réalisme, empirisme/rationalisme, objectivisme sémantique/idéalité des actes, etc.). Ces plaques sont animées de certains mouvements relatifs qui ont des limites convergentes (rationalisme/idéalisme ou empirisme/réalisme), ou divergentes (idéalisme/matérialisme) mais aussi transformantes. C’est alors qu’adviennent les séismes dont résulte la modification de l’espace. La question devient dès lors : quels sont les axes directeurs de Heidegger qui ont produit une reconfiguration de la philosophie à ce point significative qu’elle s’est engagée, après lui, sur d’autres chemins ? 2 Serait-ce la question de l’être ? Mais, cette question, pour n’être plus centrale du temps de Heidegger, n’en était pas moins l’une des plus anciennes de la philosophie. Faire à nouveau droit (« répétition [2] ») à l’ontologie, malmenée depuis Kant, était moins susceptible d’induire le sentiment d’un tremblement de terre que d’éveiller le soupçon d’un retour à la scolastique [3]. Ce n’est d’ailleurs pas une question qui surgit d’emblée chez le jeune Heidegger. En effet, si l’on considère le parcours philosophique qui le mène à la rédaction de Être et Temps, ce problème apparaît relativement tard [4] et plutôt comme une articulation d’orientations déjà largement entamées durant la période de ses cours à Fribourg (1919-1923), puis à Marbourg, période durant laquelle de nombreux disciples s’y pressaient, le consacrant « roi caché de la philosophie », et parlaient, avant même qu’il ne soit question d’ontologie, du bouleversement induit par son questionnement 3 Serait-ce l’affirmation que « l’expérience facticielle de la vie est le point de départ aussi bien que le but de la philosophie [5] » ? Mais cette proposition était déjà dans l’air du temps puisque le thème de la vie et de l’expérience, comme vécue et non simplement connue, était également le combat principal des « nouveaux philosophes » de l’époque : Simmel, Scheler, Bergson, Dilthey, James. Les congrès philosophiques précédant la guerre de 1914 bruissent tous de cet affrontement entre « vieux » épistémologues rationalistes et « jeunes » philosophes pleins d’ardeurs 4 06/12/2022 15:00 Qu’est-ce que la philosophie de Heidegger a d’original ? | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-philosophique-2017-2-page-195.htm 3/19 romantiques. Dès 1920, Heinrich Rickert avait dressé un panorama assez complet (quoiqu’ironique) de ces « philosophies de la vie », qu’il disait alors « à la mode » [6]. Pareil intérêt était celui d’une génération entière et le succès, au début du siècle, du concept de « Lebenswelt », le résultat d’un long cheminement souterrain [7]. Rien, donc, dans la mise en avant de ce thème qui soit susceptible de provoquer un séisme. Il en est évidemment de même de la problématique du « vécu », à partir de laquelle Husserl avait déjà remodelé l’univers philosophique. Quant au souci de l’existence « concrète », opposée à l’abstraction mutilante du concept, et à la protestation du « soi » individuel contre un sujet universel, on les trouvait déjà chez Kierkegaard, lequel connut précisément à l’époque de Heidegger un engouement dont témoignent aussi bien l’œuvre de Jaspers que celles des théologiens contemporains comme Barth et Bultmann. À dire vrai, si l’on considère le parcours de Heidegger, il paraît, de prime abord, faire entièrement corps avec son époque. Rappelons quelques jalons : le motif principal du jeune Heidegger, lorsqu’il se consacre à sa thèse d’habilitation (soutenue en 1915), est d’ordre épistémologique, comme il le souligne lui-même : « J’essayais de trouver un fondement pour des investigations ultérieures concernant un problème central de la logique et de l’épistémologie [8]. » Ce faisant, il s’inscrit dans le courant néokantien, majoritaire à l’époque, particulièrement celui de l’école de Bade (il dédie sa thèse à Rickert), et est, comme beaucoup, très influencé par Lotze et surtout Lask [9], c’est-à-dire par ce que l’on pourrait appeler une configuration néofichtéenne de la philosophie. À ce titre, il n’hésite pas à parler de sa recherche comme d’une Wissenschaftslehre, attestant à la fois l’héritage fichtéen et le souci d’une fondation radicale de la science. Le « problème central de la logique et de l’épistémologie » de l’époque porte sur le statut du sens (Sinn), investi aussi bien par les néokantiens que par Husserl. La question y est, globalement, la suivante : la signification (que personne ne veut plus ravaler à un simple événement psychique) doit-elle être conçue de manière réaliste, de sorte que tout « sens » tirerait sa source et sa légitimité d’une référence externe et immuable (objectivisme ou platonisme sémantique), ou, au contraire, comme le veulent Lask et les néokantiens [10], la signification doit-elle être comprise en dehors de tout appel à des entités transcendantes ? Dans ce dernier cas, la signification appartiendrait non au domaine de l’être ou d’un monde intelligible existant (les hypostases du suprasensible platonicien) mais relèverait de la sphère de la validité (Geltung, maître mot de l’école de Bade). C’est dans ce débat que s’inscrit Heidegger au moment de sa thèse, épousant clairement les préoccupations de son époque [11]. 5 Après cette première période d’apprentissage, Heidegger semble opérer un important virage par rapport à ces thématiques. En effet, ce qui caractérise les années 1919 à 1926, et paraît rétrospectivement bien plus « heideggérien » que ces premières élaborations épistémologiques, est ce que l’on a nommé après coup « l’herméneutique de la facticité » [12]. Une première période (jusqu’en 1923) le voit développer, en fait, une « herméneutique de la vie ». Puis, abandonnant ce concept 6 06/12/2022 15:00 Qu’est-ce que la philosophie de Heidegger a d’original ? | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-philosophique-2017-2-page-195.htm 4/19 par trop équivoque, il proposera une explicitation de ce qu’il identifiera progressivement par un seul terme que l’on doit à Fichte : facticité. Même si, à l’instar de Sophie-Jan Arrien [13], on peut admettre une autonomie de « l’herméneutique de la vie » (soit de la séquence 1919-1923) par rapport aux années 1923-1926, il n’en demeure pas moins que les mêmes thèmes [14] et surtout le même parti pris général se retrouvent de 1919 à Être et Temps, à savoir, la prise en considération de la vie facticielle, soit l’attention portée à l’ancrage concret, existentiel de toute connaissance : « jusqu’ici les uploads/Philosophie/ qu-x27-est-ce-que-la-philosophie-de-heidegger-a-d-x27-original-cairn-info.pdf

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