Les pensées tibétaines        

Les pensées tibétaines         325 La pensée bouddhique au Tibet1 par Matthew Kapstein Avant-propos : aperçu historique L’histoire intellectuelle du bouddhisme tibétain n’est qu’imparfaitement comprise. Dans les dernières décennies, d’abondantes sources manuscrites ont été découvertes. Toutefois, il faudra encore du temps aux spécialistes pour assimiler la documentation désormais accessible, laquelle, à ne considérer que les textes pertinents pour l’histoire de la pensée philosophique, s’élève à plusieurs milliers d’ou- vrages composés au cours de plus d’un millénaire. Ainsi, dans le présent contexte, nous ne pouvons guère offrir 1. Traduction française de Stéphane Arguillère. L’auteur et le traducteur tiennent à remercier vivement Mlle Cécile Ducher et MM. Rémi Chaix, Marc-Henri Deroche, Pierre-Julien Harter, Thierry Lamouroux et Ananda Massoubre pour leur relecture soigneuse et leurs nombreuses suggestions ainsi que Madame Christine Mollier pour ses importants conseils en vue de la rédaction définitive.     Philosophies d’ailleurs 326 davantage qu’une brève introduction, effleurant quelques thèmes choisis, désormais généralement considérés comme d’importance majeure quant à l’histoire de la pensée tibé- taine dans son ensemble. Bien que la distinction occidentale entre « philosophie » et « religion » n’ait pas son pendant exact au Tibet, les penseurs tibétains n’en distinguent pas moins les approches « rationaliste » (rigs pa’i rjes ‘brang) et « fidéiste » (dad pa’i rjes ‘brang) à l’égard de la quête de l’éveil (cf. texte 18). C’est sur la première que nous allons insister. Cependant, parce que le rationalisme bouddhique tibétain se déploie dans le champ plus large des perspectives et valeurs du bouddhisme, les caractéristiques éminemment religieuses de la pensée philosophique tibétaine seront évidentes tout au long de notre exposé. Les commencements du bouddhisme au Tibet : ses sources indiennes, chinoises et indigènes La tradition veut que le bouddhisme ait été adopté initialement au Tibet par le monarque Songtsen Gampo (Srong-btsan sgam-po, qui régna ca. 617-650), lequel unifia la nation en fondant ses institutions, et la mit sur la voie de l’expansion impériale. Ses épouses étrangères, chinoise et népalaise, furent, dit-on, de ferventes boudd- histes, qui encouragèrent le roi et sa cour à souscrire aux enseignements du buddha. Toutefois, il n’y a guère de preuves que la nouvelle religion ait connu beaucoup de succès avant le début du viiie siècle, lorsqu’une autre prin- cesse chinoise, Jincheng (ob. 739) épousa le descendant de Songtsen, Tri Detsuktsen (Khri Lde-gtsug-btsan, règne :     Les pensées tibétaines 327 712-755) et patronna une communauté monastique origi- naire du Khotan, état bouddhiste alors sous domination tibétaine. En dépit de ce mécénat royal, après la mort de la princesse, une réaction anti-bouddhiste des nobles favorables aux traditions religieuses ancestrales (auxquelles on devait ultérieurement faire référence sous l’intitulé de « Bön »), conduisit à l’expulsion des moines khotanais. Le fils héritier de Tri Desuktsen, Tri Songdetsen (Khri Srong-lde-btsan, qui régna entre 755 et ca. 797), adopta fermement le bouddhisme et consacra une partie des ressources de l’État à sa promotion. Plusieurs des édits promulgués par ce souverain remarquable sont conservés, et l’on y trouve quelques indications sur ce qu’il compre- nait et ce qui l’intéressait dans la doctrine bouddhique. Il écrivit notamment que : Tous ceux qui sont nés et s’égarent dans les quatre sortes de naissances1, depuis des temps sans commencement et à l’infini, prennent [forme] selon leurs propres actes (). […] Le résultat de ce que l’un fait à l’autre mûrit sur lui-même. On peut naître comme un dieu dans les degrés célestes, ou comme un être humain sur terre, ou un titan, ou un esprit avide, un animal, ou une créature souterraine des enfers – tous ceux qui sont nés dans ces six [conditions] l’ont fait en fonction de leurs propres actes. Surpassent le monde ceux qui sont devenus des buddha, ceux qui s’avancent dans [la carrière des] bodhisattva, les buddha-par-soi (  ) et les pieux auditeurs 1. Naissance (a) à partir d’un œuf, (b) d’une matrice, (c) due à la moiteur et (d) naissance miraculeuse.     Philosophies d’ailleurs 328 () – et tous ceux-là l’ont fait grâce à leurs provisions de mérite et de sagesse, qu’ils ont eux-mêmes accumulées. Outre l’adhésion, ici manifeste, à la doctrine bouddhique normative – les notions de cycle des renaissances (saμsæra) gouverné par le principe du karman et de liberté à l’égard de ce dernier, atteinte dans le a – Tri Songdetsen s’est à l’évidence singulièrement intéressé aux moyens par lesquels nous pouvons connaître les vérités religieuses. En effet, il poursuit : Si l’on recherche ce que contient le Dharma [l’enseignement du Buddha], il y a des points dont les conséquences bonnes ou mauvaises sont immédiatement patentes, tandis que d’autres, qui ne sont pas aussi immédiatement évidents, peuvent cependant être induits sur la base de ceux qui le sont et qu’il convient donc de professer avec assurance1. En d’autres termes, il était coutumier de l’idée, à laquelle il voulait introduire ses sujets, des logiciens bouddhistes indiens, pour qui, la connaissance comporte deux sources valides (pramæa). Celles-ci sont la perception directe (pratyakÒa) de ce qui est évident pour les sens ou pour l’in- tuition intellectuelle, et l’inférence ( ) de ce qui est « caché », autrement dit, de ce qui n’est pas directement manifeste. 1. Nous suivons le texte établi par Hugh Richardson, « The First Tibetan Chos-’byung », in High Peaks, Pure Earth : Collected Writings on Tibetan History and Culture, éd. Michael Aris (Londres, Serindia), pp. 88-89.     Les pensées tibétaines 329 C’est Tri Songdetsen qui établit au Tibet le premier monastère véritable, Samyé (Bsam-yas) vers 779. Ce monastère accueillit une importante académie de traduc- teurs. Ses savants, moines tibétains autant qu’étrangers, ont atteint un niveau de précision remarquable, dont un des fruits fut la formation d’une terminologie philosophique standard. Leur projet se poursuivit sous les successeurs de Tri Songdetsen, jusqu’à l’effondrement de la dynastie au milieu du ixe siècle. À cette époque, plusieurs centaines de textes religieux et philosophiques indiens étaient déjà disponibles en version tibétaine. Parallèlement, les traduc- teurs tibétains avaient également entrepris la rédaction de manuels lexicographiques présentant aussi des éléments de la pensée bouddhique. Certains de ces ouvrages sont indiscutablement philo- sophiques, tel le traité du célèbre traducteur du ixe siècle, Yéshé-dé (Ye-shes-sde, cf. texte 1). Grâce à ces avancées et à celles d’autres érudits, les penseurs tibétains commen- cèrent à se familiariser avec les grandes traditions de la philosophie bouddhique indienne : celles des VaibhæÒika, des Sautrāntika, du Yogācāra (ou Cittamātra) et du Madhyamaka (cf. texte 1). Yéshé-dé reconnaissait deux subdivisions majeures de ces derniers : l’une, placée sous l’autorité de Bhāvaviveka (ca. 600), adhérait aux conven- tions phénoménistes de l’école Sautrāntika dans son trai- tement de la réalité relative, tandis que l’autre, fidèle à Śāntarakita (viiie siècle), suivait l’approche idéaliste du Yogācāra. Le bouddhisme chinois s’était aussi frayé un chemin dans certains secteurs du monde tibétain. Des maîtres     Philosophies d’ailleurs 330 affiliés à l’enseignement du Chan (« méditation », « Zen » en japonais) présentaient aux Tibétains l’idée que l’Illumi- nation ou l’Éveil était immédiatement, ou intuitivement, présente sans que l’on ait à s’y appliquer pendant d’in- nombrables vies, comme l’affirmait le courant dominant du bouddhisme indien. Un débat prolongé s’ensuivit, au Tibet, entre les partisans de l’éveil « subit » et ceux de l’éveil « graduel ». Cette controverse devait resurgir à maintes reprises du fait de ses implications avec les concepts liés à la progression spirituelle et à notre nature : sommes-nous essentiellement des créatures déchues, pour lesquelles la perfection serait un but fort éloigné, ou bien sommes-nous, et tous les êtres avec nous, d’ores et déjà fondamentalement des buddha ? Cette dernière position implique-t-elle une forme de gnosticisme, au sens où l’ignorance et la connaissance seraient les seuls détermi- nants de notre condition spirituelle, l’effort moral n’étant qu’illusion ? Les sources traditionnelles rapportent que le premier véritable débat sur ces questions eut lieu à Samyé à la fin du viiie siècle, et que la disputation opposa le maître de Chan chinois, Moheyan et le philosophe indien, . Les récits qui nous en sont parvenus sont pour la plupart tardifs, et ont tendance à caricaturer le point de vue du Chan (cf. texte 13). Quoique l’échange qui y est rapporté puisse n’être qu’une fiction pieuse, il reflète le rôle capital, hérité des modalités indiennes de l’argumentation, de l’exemplification et des contre-exemples dans les procé- dures admises de raisonnement. En même temps, il met en évidence l’abîme qui séparait les approches rationalistes     Les pensées tibétaines 331 et intuitionnistes de la vision bouddhique. Ces dernières, cependant, laissèrent un héritage considérable au Tibet, comme en témoigne un manuscrit chan du milieu du ixe siècle, découvert à Dunhuang, où l’on trouve L’Hymne au chemin du yoga d’un adepte tibétain : Le recueillement dynamique est la voie certaine du yoga, Depuis toujours non-née, qui ne cessera jamais. Comme la trace du passage d’un oiseau dans le ciel, Il n’y a point d’objet à regarder, ni description verbale adéquate1. Les uploads/Philosophie/ philosophies-d-x27-ailleurs-tib.pdf

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