Philosophia Scientiæ Travaux d'histoire et de philosophie des sciences 9-2 | 20

Philosophia Scientiæ Travaux d'histoire et de philosophie des sciences 9-2 | 2005 Aperçus philosophiques en logique et en mathématiques En quoi la crise des fondements des mathématiques est-elle terminée ? Emmanuel Barot Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/517 DOI : 10.4000/philosophiascientiae.517 ISSN : 1775-4283 Éditeur Éditions Kimé Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2005 Pagination : 23-39 ISBN : 2-84174-379-9 ISSN : 1281-2463 Référence électronique Emmanuel Barot, « En quoi la crise des fondements des mathématiques est-elle terminée ? », Philosophia Scientiæ [En ligne], 9-2 | 2005, mis en ligne le 15 juin 2011, consulté le 15 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/517 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ philosophiascientiae.517 Tous droits réservés En quoi la crise des fondements des mathématiques est-elle terminée ? Emmanuel Barot Département de Philosophie, Université de Toulouse II - Le Mirail (France) Résumé : La « crise » des fondements des mathématiques (1902-1931) fut l’agent de l’avènement du paradigme axiomatico-ensembliste dans lequel la plupart des tensions et stratégies fondationnelles continuent d’être formulées. Au terme d’une synthèse de ces interrogations et de leurs traductions tech- niques, qui suit le fil conducteur de l’opposition constructif / non-constructif, on montre quelques-unes des subversions, encore minoritaires, que subit ce paradigme. On insiste alors sur les voies possibles de son dépassement, en pointant l’essoufflement conceptuel qui transparaît derrière le dynamisme de l’une de ses branches actuelles, la théorie descriptive des ensembles. L’objectif est ainsi de contribuer à l’examen distancié, proprement épistémologique, de la nature des étapes du développement des mathématiques au 20ème siècle. Abstract: The « crisis in the foundations of mathematics » (1902-1931) con- tributed to the advent of an axiomatic set-theoretic paradigm in terms of which the pressing questions of « Foundations of Mathematics » are still treated. Fol- lowing the opposition between constructive and non-constructive philosophi- cal and technical approaches, we provide the reader with a synthesis of these main questions, and present some minority insights which try to subvert this paradigm. We claim that the fruitful contemporary descriptive set theory, for example, actually reveals that this paradigm is getting exhausted conceptu- ally speaking, and must be transcended. We thus hope to contribute towards a properly epistemological task : examining the nature of the stages of math- ematical developments in 20th century. Philosophia Scientiæ, 9 (2), 2005, 21–37. « Toute présomption d’existence engage un acte de foi. Le réalisme mathématique n’a pas le privilège de la foi, mais celui de sa visibilité » Jules Vuillemin 1 1 Position du problème On peut faire remonter précisément la naissance de la « crise des fon- dements » des mathématiques à la lettre que Russell adresse à Frege le16 juin 1902, pour lui exposer la dommageable imprédicativité qui grève son dispositif du paradoxe bien connu. Il est plus malaisé cependant de dire quand cette crise s’est terminée, puisque cela implique l’interprétation de ce qu’est une « crise ». Le concept mériterait une étude autonome, mais, du fait des contraintes matérielles de ce propos, j’en fixe ici un sens étroit et descriptif : période de transition, préparée mais née sous l’im- pulsion de facteurs déclenchants précis, où des contradictions, exacerbées jusqu’au paroxysme, accélèrent de façon décisive l’état d’un ou plusieurs problèmes, pour laisser des traces durables (habitudes de pensées et de comportements). De ce point de vue le « problème des fondements » tel qu’il est diversement traité aujourd’hui témoigne de telles traces cri- tiques, sans pour autant être encore le centre d’une crise. Le présent travail, qui questionne la façon dont les traces de cette crise affectent encore aujourd’hui de façon massive les questionnements fonda- tionnels des mathématiques contemporaines, constitue la seconde partie d’une étude qui s’enracine dans une lecture des tendances localement ré- volutionnaires (géométrie, analyse réelle, analyse complexe, algèbre) des mathématiques du 19ème siècle, étude en laquelle je défends la thèse [Barot 2004] selon laquelle la crise des fondements est une crise révo- lutionnaire (en un sens kuhnien explicitement revisité [Mouloud 1989]), dans la mesure où les redéploiements conceptuels et méthodologiques qu’elle a induits ont abouti à l’avènement d’un authentique paradigme, le paradigme axiomatico-ensembliste dont l’emblème furent les Eléments de mathématique de Bourbaki. Dans des termes et perspectives analogues voire parfois identiques à celles de la belle époque, l’objet de la crise, déjà séculaire, reste fonda- mentalement le même : nature des objets et procédés logico-mathémati- ques, présupposés onto-philosophiques des thèses « transcendantes » d’existence, mode de contrôle de ce que celles-ci instituent, consistance et complètude des systèmes formels. La particularité de cette crise tient 1. « Formalisme et réflexion philosophique », Bulletin de la Société Française de Philosophie, 25 mars 2000, § 7, page 2. au caractère non-finitaire associé structurellement à cet objet pluriel, comme on va le voir ici. La variété contemporaine accrue des platonismes, constructivismes, et nominalismes qui s’approprient cet objet, témoigne d’approfondissements liés en partie aux enjeux et attendus fondationnels des nombreux résultats techniques récents [Buss & Alii 2001], et du ca- ractère en partie obsolète des visées techniques de consistance absolue. Mais elle montre aussi un renouveau certain : le rejet symptomatique des « idéologies » du mathématique (ainsi formalisme et intuitionnisme dans leurs versions et oppositions scolaires), dépassement typique de la sortie de l’effervescence et de la radicalité, de l’intolérance même, propres aux crises. Pourtant cette variété conceptuelle reconduit des controverses fon- datrices, ainsi celle entre thèses actualistes et purement nominalistes de l’infini non dénombrable, dans l’actuelle théorie descriptive des en- sembles 1, branche dynamique de la théorie moderne des ensembles qui vise à déterminer le continu en se plaçant dans la topologie réelle des espaces polonais (ou encore dans NN). Sont étudiés et classés, en elle, les ensembles de réels sous formes de hiérarchies extensibles, les borélienne et projective. ZF ou ZFC constituent un socle axiomatique suffisant pour l’analyse mathématique courante. Mais décider l’hypothèse du continu ou déterminer certaines propriétés naturelles d’ensembles complexes (ap- partenant à des étages de plus en plus élevés de ces hiérarchies) excède leurs ressources démonstratives, ce qui semble exiger une nécessaire prise de position entre la stratégie minimaliste choisissant un univers ensem- bliste pauvre mais contrôlé, l’univers constructible, et la stratégie maxi- maliste des grands cardinaux. Je rappelle d’abord quelques caractères du débat dans les termes de cette crise, puis tâche de montrer, sur l’exemple principal de cette branche théorique contemporaine comment ces caractères se sont trans- mis, et comment ils trouvent, malgré une continuité conceptuelle et pro- blématique, de nets infléchissements. De façon nécessairement très géné- rale on dessinera quelques perspectives, en suggérant finalement qu’un programme constructiviste ouvert comme celui de S. Feferman aujour- d’hui, va jusqu’à ouvrir à un véritable dépassement dialectique des pro- blèmes qui ont structuré cette crise et ses tendances héritières, c’est-à- dire ouvre à la sortie du paradigme que la crise a instauré. 1. La théorie des ensembles moderne est active principalement dans deux direc- tions : la théorie descriptive ([Kechris 1999] et pour un exposé global [Kuratowski & Mostowski 1976, ch. X-XIV 375–475]) et la théorie combinatoire qui étudie les propriétés des ensembles du point de vue de leur cardinalité. Sur les distinctions historiographiques utiles entre théorie des ensembles, langage ensembliste et ensem- blisme fondationnel, voir [Ferreiros 1999]. 2 L’exigence constructive dans la crise des fondements L’exigence constructive extrêmement présente aujourd’hui 2, est po- lymorphe parce qu’elle hérite d’une longue tradition également diver- sifiée. De la construction à la règle et au compas chez Euclide à la constructibilité point par point des courbes géométriques sur la base du référent analytique chez Descartes, puis à l’idée kantienne que la mathématique est connaissance par construction de concepts dans l’in- tuition pure via le schématisme transcendantal, l’exigence reste celle de l’effectivité, quoiqu’elle enveloppe nécessairement, puisque la géométrie mobilise le continu, une dimension non constructive. La perspective pro- prement constructiviste s’est développée ensuite sous l’impulsion de l’in- tuitionnisme, de l’école française du début du 20ème siècle (Baire, Borel, Lebesgue, et un peu à part, Poincaré), et surtout de Brouwer. Celui-ci, prenant acte du rôle central de la conception actualiste de l’infini dans l’existence des paradoxes de la théorie naïve des ensembles, a associé à son entreprise critique de la logique et de l’analyse classiques [Largeault 1992] l’élaboration d’un dispositif théorique concurrent. Le λ-calcul, la théorie des fonctions récursives, et celle des machines de Türing ont constitué diverses formulations équivalentes de cette exi- gence de procédés effectifs de démonstration. Mais le finitisme de Hilbert est aussi une forme de constructivisme : si la sauvegard du « paradis de Cantor » passait par pour lui par l’adjonction d’éléments idéaux, ceux- ci ne sont pas selon lui de même nature que les objets institués en un nombre fini d’étapes ou les démonstrations menées effectivement (spé- cialement dans la visée métamathématique des démonstrations finitistes de consistance). Une démonstration authentique au sens constructif re- pose sur une activité concrète contrôlée et effectuée en un temps fini ou contrôlant l’infini par des lois formelles : ce dont le raisonnement par récurrence est le paradigme pour Poincaré. Cette variété des constructivismes, accrue aujourd’hui, montre que la réflexion traditionnelle sur la nature des uploads/Philosophie/ philosophiascientiae-517.pdf

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