L'INSPIRATION DE LA POÉSIE ET DE LA PHILOSOPHIE CHEZ PLATON Jean-François MATTÉ

L'INSPIRATION DE LA POÉSIE ET DE LA PHILOSOPHIE CHEZ PLATON Jean-François MATTÉI Allons, Muses ! Que vous soyez Ligies [Mélodieuses] en raison de la qualité de votre chant ou que vous teniez ce surnom de la gent musicienne des Ligures, aidez-moi à m'engager dans ce discours (tou muthou) que me force à prononcer le très honorable seigneur que voici. Platon Phèdre, 237a La question controversée du statut de l'art au regard de la philosophie, qui relève de cette discipline récente à laquelle Baumgarten donna en 1750 le nom d'Aesthetica, apparaît essentiellement dans la pensée allemande chez Kant, Hölderlin, Schelling, Hegel, Nietzsche et Heidegger, pour ne citer que les plus illustres. Bien que cette question, qui renvoie à la subjectivité moderne du felix aestheticus, soit apparue tardivement, elle joue dans un espace déterminé par l'expérience grecque de la beauté, et, plus précisément, par la représentation que Platon instaure entre la technè et la sophia, traduisons approximativement, l'«art» et la « sagesse », selon une structure ontologique précise, celle de la mimesis. C'est cette structure mimétique qui est à la source du clivage entre l'Antiquité et la Modernité dont la première manifestation, sous sa forme théorique, est la querelle des Anciens et des Modernes au XVII e siècle français. Les Modernes se définiront en effet comme modernes, de façon négative, en refusant l'imitation du modèle antique, sinon, bientôt, la préséance ou la bienséance Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration» Jean-François Mattéi de tout modèle. En un certain sens, Deleuze l'a bien montré 1, ce qui définit la modernité philosophique, c'est le détachement à l'égard du modèle platonicien et le refus de la hiérarchie qu'il engendre, selon une structure mimétique stable et contraignante, au profit de l'avènement des simulacres, c'est-à-dire des apparences, dont l'art est la manifestation la plus haute. La philosophie et la poésie Il est devenu courant, depuis Nietzsche, de reprocher à Platon d'avoir abaissé l'art au-dessous de la vérité et de son idéal ascétique, en faisant fond sur ce que Socrate appelle, au livre X de la République, « le vieux différend (diaphora) entre la philosophie et la poésie (poiétikê) » (X, 605 b). L'image est présente dans toutes les mémoires. Avec les plus grands égards, mais avec fermeté, Platon chasse Homère de la cité idéale au nom de la « raison » (logos) opposée au libre jeu des apparences mensongères, car « on doit plus d'égards à la vérité qu'à un homme », surtout lorsqu'il s'agit d'un poète (X, 595 c). Le bannissement d'Homère paraît d'autant plus paradoxal que la cité de la République est appelée du nom de Callipolis, comprenons « la cité de Beauté », ce qui laisse entendre que la beauté ne relèverait pas pour Platon de l'art, mais bien de la philosophie. La raison en est connue. Le poète, le peintre ou le sculpteur - Platon ne parle pas ici du musicien et ne s'intéresse qu'aux formes plastiques, seraient-elles évoquées par le langage poétique - sont indifférents à la vérité et ne se montrent sensibles qu'à la séduction des apparences. Chacun sait qu'« un beau désordre est un effet de l'art » 2, et le désordre, en grec la stasis, est l'injustice 1. G. Deleuze, « Platon et le simulacre », Logique du sens, Paris, Minuit, 1969. 2 Boileau, Art poétique, II, 72. 74 Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration» L'inspiration de la poésie et de la philosophie chez Platon absolue qui ronge le cœur de l'homme et de la cité 3. Si, pour André Breton, porte-parole des Modernes ; et non seulement des surréalistes, dans leur passion artistique, « la beauté sera convulsive ou ne sera pas» 4, pour Platon, l'idée de Beauté échappe aux convulsions de l'émotion et du devenir pour se retirer dans son essence immuable. Telle est du moins l'interprétation commode que la modernité s'est faite du platonisme pour mieux affirmer en retour sa singularité. Baudelaire, qui crée le terme de « modernité » en l'opposant à l'idée platonicienne, redouble pourtant de platonisme lorsqu'il voit dans la beauté « un rêve de pierre » digne d'inspirer au poète « un amour éternel et muet / Ainsi que la matière », trônant dans l'azur « tel un Sphinx incompris ». Aussi l'auteur des Curiosités esthétiques admettra-t-il que « les mensonges sont continuellement nécessaires » dans la peinture, « même pour en arriver au trompe-l'œil » 5. D'une façon similaire, Nietzsche, peu enclin pourtant à suivre Baudelaire, reprendra la même interprétation et reprochera à Platon d'avoir abaissé l'art au profit de la dialectique. L'histoire de la pensée se résume, dans la perspective platonicienne ouverte par le différend entre philosophie et poésie, dans la formule nietzschéenne : «Platon contre Homère», entendons la science contre l'art, l'essence contre l'apparence, ou, pour parler cette fois avec Hegel, «le sérieux, la douleur, le travail et la patience du négatif» contre la frivolité, la joie, l'oisiveté et l'immédiateté de l'image et de la positivité du symbole. Cette déchirure ouverte par Platon entre la poésie et la philosophie conduira encore Wagner, pour retrouver la beauté de l'éclosion grecque et créer l'œuvre d'art inspirée, à demander à 3. Platon, République, livre IV, 444 b. 4. A. Breton, Manifeste du surréalisme, poisson soluble, Paris, Kra, 1924. 5. Baudelaire, Curiosités esthétiques, « Salon de 1846 », III. 75 Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration» Jean-François Mattéi Nietzsche, le 10 février 1870, de l'aider à « instaurer la grande "Renaissance" où Platon embrassera Homère et où Homère, rempli des idées de Platon, deviendra alors vraiment le grand Homère » 6. La critique moderne du platonisme se trouve cependant en porte-à-faux dans sa mise en cause du conflit entre poésie et philosophie. Provient-il en effet de la poésie, et donc de l'art, ou de la philosophie ? Pour critiquer la thèse de la supériorité de la philosophie sur la poésie, qui est abusivement rapportée à Platon depuis Nietzsche, il ne suffit pas de faire œuvre de poète, avec Baudelaire ; il faut encore emprunter à la philosophie elle-même les armes de la critique et délaisser un temps la luxuriance de l'image ou l'harmonie de la plastique pour la sécheresse du concept Dès lors que la critique du platonisme s'instaure comme philosophie, elle demeure à l'intérieur du platonisme, comme l'a montré Heidegger à propos du « renversement du platonisme » de Nietzsche. En d'autres termes, la défense philosophique de l'art revient à renforcer la supériorité de la philosophie sur l'art puisque l'apparence, semblable à l'innocence dont parle Kant, ne peut se défendre seule sans passer par une argumentation dialectique qui, en tant que telle, est étrangère à l'art. La rupture platonicienne se situe bien là: la philosophie démontre là où l'art ne peut que montrer, et la monstration est radicalement distincte, la donation de l'œuvre en témoigne, de la démonstration. Nous pouvons objecter à la critique qui voit dans Platon, selon le mot de Nietzsche, le plus grand ennemi de l'art, que ce reproche est d'autant plus mal fondé que les dialogues platoniciens ont été considérés dès l'Antiquité 6. Lettre de Wagner à Nietzsche vers le 10 février 1870, Nietzsche, La naissance de la tragédie. Fragments posthumes 1869-1872, Œuvres philosophiques complètes, vol. I, tome 1, Paris, Gallimard, 1977, p. 488. 76 Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration» L'inspiration de la poésie et de la philosophie chez Platon comme des œuvres relevant de la poésie. Je ne sache pas que beaucoup de textes philosophiques, d'Aristote à Descartes, de Spinoza à Fîchte, ou de Hegel à Popper aient été mis en scène ou en musique comme les dialogues platoniciens qui ont inspiré des poètes (La Fontaine, Baudelaire, Poe), des musiciens (Satie), des metteurs en scène de théâtre (Jean-Louis Barrault) et de cinéma (Marco Ferreri, pour ne pas citer Alfred Hitchcock avec Vertigo où Éric Röhmer voyait une variation sur les hypothèses du Parménide). Il y a un aspect indubitablement plastique et musical dans la forme dramatique des dialogues, les figures des personnages, les récits mythiques et, de façon générale, dans tout ce qui relève de la dimension symbolique - le « langage de la représentation » pour Hegel -qui dissimule au premier abord la dimension conceptuelle - le « langage de la spéculation » pour le même Hegel qui reproche à Platon d'avoir soumis celui-ci à l'autorité de celui-là. La Lettre VII ne laisse aucun doute à cet égard : la philosophie ne ressortit pas, comme les autres savoirs, d'un système de propositions qui puisse se réduire à des formules. On peut être plus sensible à la richesse symbolique du Banquet qu'à la dialectique sévère du Parménidé, mais on doit convenir que tous les textes de Platon, y compris l'Apologie de Socrate, participent d'une dramatisation plastique et musicale de l'existence. Là où Spinoza, Kant ou Wittgenstein sont les architectes de la philosophie, Platon en est le scénographe. L'Antiquité ne s'y est d'ailleurs pas trompée. Le Pseudo-Longin, dans son Traité du Sublime, au I er siècle, affirmait déjà que « Platon est le plus homérique de tous les écrivains », et Maxime de Tyr, au siècle suivant, reconnaîtra que « Platon est uploads/Philosophie/ mattei-l-x27-inspiration-de-la-poesie-et-de-la-philosophie-chez-platon.pdf

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