{ L'autre côté } #3 Automne 2012 Les raisons d’une fascination : Heidegger, sa

{ L'autre côté } #3 Automne 2012 Les raisons d’une fascination : Heidegger, sa réception & ses héritiers p. 5 Éditorial Séverine DENIEUL p. 17 Heidegger et les finisseurs Raouf Sedghi p. 30 Les bruits de l'être (Heidegger, Derrida, Severino) Alfonso Berardinelli p. 41 Derrida : l’arbitraire de la déconstruction Roberto Giacomelli p. 49 Seul un dieu peut-il encore nous sauver ? Javier Rodríguez Hidalgo p. 81 Un si petit monde : Heidegger et le milieu philosophico-littéraire français Séverine Denieul p. 105 Index Sommaire { 5 } J’ai voulu faire à fond ce qu’Adorno avait seulement effleuré dans Jargon de l’authenticité. Montrer que Heidegger ne sait pas lire un poème, ne sait pas voir une peinture. Ce que beaucoup encore ne semblent pas comprendre. Et pourquoi tant de philosophes français de gauche ont un discours heideggérien réactionnaire, sans le savoir, parce que le nihilisme de Heidegger permet de prendre pour une attitude critique une attitude de rejet. Rejet de la vérité en histoire, par exemple. Combien de temps durera l’illusion Heidegger ?1 Heidegger, un « philosophe français » ? C’est la question que soulevait, de manière volontairement ironique et polémique, Christian Jambet dans l’introduction du livre - qui allait faire l’effet d’une bombe dans le milieu intellectuel parisien - de Víctor Farías, Heidegger et le nazisme, et que Dominique Janicaud fait sienne dans l’introduction de Heidegger en France, en affirmant que, si paradoxal que cela puisse paraître, Heidegger - tout comme Nietzsche - a reçu un accueil tellement exceptionnel en France qu’il est devenu, en un sens, un « philosophe français ». Ce sentiment est renforcé par le fait que, en Allemagne, Heidegger n’a pas rencontré un tel succès, la réception de son œuvre s’étant surtout limitée au commentaire universitaire (l’exception est peut- être le scandale suscité par Règles pour le parc humain2, de Peter Sloterdijk, qui a connu un retentissement médiatique important). Il y a même eu, sans nul doute, dans notre 1. « Entretien avec Henri Meschonnic », Prétexte, Hors- Série n° 9. Disponible en ligne à l’adresse suivante : http://pretexte. perso.neuf.fr/PretexteEditeur/ancien-site/revue/entretiens/ discussions-thematiques_poesie/discussions/henri-meschonnic.htm 2. Dans cet ouvrage, Peter Sloterdijk reprend presque mot pour mot les thèses contenues dans la Lettre sur l’humanisme. pays, une « heideggérianisation de la réflexion » dépassant largement le cadre de la philosophie universitaire pour toucher de nombreux domaines et, parallèlement, une « germanisation de la pensée française » ayant pour effet d’alourdir et d’obscurcir le phrasé philosophique. Selon Georges-Arthur Goldschmidt, la traduction française des textes heideggériens a largement contribué à cet engouement : « Si les versions françaises des textes de Heidegger peuvent donner l’illusion de la pensée, les textes allemands, raides et brutaux ou mièvres et mignards, effrayent plutôt par leur caractère répétitif et leur absence de pensée. »3 Il est ainsi possible d'affirmer, comme aimait à le faire Heidegger en citant Rilke, que « la gloire n'est finalement que la somme de tous les malentendus qui se réunissent autour d'un nouveau nom »4, et d'en conclure que la réception française du penseur allemand n'est, pour une grande part, qu'une succession de mauvaises interprétations et d'erreurs, comme le suggère Tom Rockmore 5. Mais de telles déclarations, pourtant appuyées sur des analyses rigoureuses, n'ont pas permis de faire baisser la fièvre heideggérienne dans notre pays, ni d'envisager sa réception plus sereinement. En effet, si l'on se penche d'un peu plus près sur le travail réputé sérieux et critique de Janicaud, il est incontestable que, en dépit de toutes les préventions qu’il prend pour présenter sa démarche, il ne 3. Georges-Arthur Goldschmidt cité par Henri Meschonnic, Le Langage Heidegger, Paris, PUF, 1990, p. 373, note 51. 4. Rainer Maria Rilke, « Auguste Rodin », Œuvres, I, Paris, éditions du Seuil, 1966, p. 391. 5. « For the most part the French reception of Heidegger’s theory, to begin with as philosophical anthropology and later as postmetaphysical humanism, is systematically mistaken ». Tom Rockmore, Heidegger and French Philosophy, New-York, Routledge, 1995, p. XI. éditorial « Les raisons d’une fascination : Heidegger, sa réception et ses héritiers » Séverine DENIEUL { 6 } {L’autre côté} n°3 - automne 2012 Séverine DENIEUL peut s’empêcher, au fil du texte, de défendre Heidegger et ses héritiers avec passion. Il se garde bien, par exemple, de montrer en quoi le mépris de ce dernier envers la langue française et sa philosophie (même si sa garde rapprochée, en France, a essayé de minimiser ce fait aux yeux du public, tout en s’en servant de manière flagorneuse quand il s’agissait de s’adresser au maître lui-même6) jure avec le culte dont il a toujours été entouré dans ce pays. Ainsi, par exemple, Descartes est déclaré coupable d’à peu près tous les maux de notre temps, depuis l’oubli de l’Être jusqu’à la bombe atomique (on se souvient en effet de cette tirade grandiose : « La bombe atomique a déjà explosé depuis beau temps ; exactement au moment - un éclair - où l’être humain est entré en insurrection par rapport à l’être, et de lui-même a posé l’être, le transformant en objet de sa représentation. Depuis Descartes. Représenter l’être comme objet, par un sujet, voilà qui est accompli en connaissance de cause depuis Descartes »7). Pascal semble le seul rescapé hexagonal de l’entreprise de « Destruktion » de la métaphysique - si tant est que l’on puisse classer ce moraliste classique comme philosophe à part entière8. Le travail de Janicaud pâtit également de cet aveuglement pour le style et les prestiges de la forme qui a largement conditionné la manière avec laquelle Heidegger a été perçu et lu en France (de Sartre à Derrida). Voici un exemple tout à fait révélateur de cette dévotion pour le langage, à la fois parce qu’il mime le style (tout en redondances) de Heidegger et parce qu’il met au jour des sous-entendus importants de sa pensée. Il s’agit 6. Ainsi, Jean Beaufret, principal introducteur du philosophe en France dans l’après-guerre, se comporte en véritable courtisan quand il écrit à Heidegger (ce qui a, paraît-il, beaucoup plu à ce dernier) : « Mais si l’allemand a ses ressources, le français a ses limites ». Jean Beaufret cité par Dominique Janicaud in Heidegger en France : récit, volume 1, Paris, Albin Michel, 2011, p. 86. 7. Martin Heidegger, "Séminaire de Zurich, 6 novembre 1951", in Po&sie, n°13, 1980. Traduction de François Fédier. Cette affirmation fracassante et tout ce qui en découle est analysé en détail dans l'article de Javier Rodríguez Hidalgo, « Seul un dieu peut-il encore nous sauver ? », p. 49 de ce présent numéro. 8. Bien sûr, on pourra, comme le fait Janicaud, essayer de redorer le blason heideggérien en énumérant les poètes français qui « figuraient souvent sur sa table de travail », comme Nerval, Baudelaire, Mallarmé, Valéry (sans oublier Rimbaud et Char), mais cela n’en atténue pas moins ses déclarations aberrantes sur la langue française, qui ne permettrait pas de penser, contrairement à l’allemande, ni son ignorance manifeste dans divers domaines. À ce sujet, nous ne pouvons résister à l’envie de citer une remarque de Derrida illustrant la profonde naïveté d’un disciple aveuglé par les « lumières » de son maître : « Je me revois marchant dans une rue de Rome, la nuit, avec Beda Allemann qui me dit : "Vous savez, Heidegger est inculte. Il ne connaît rien à des tas de choses de la littérature allemande, de l’art contemporain..." Et moi j’étais ahuri d’entendre ce type qui connaissait bien Heidegger me dire carrément, tranquillement : "Vous n’imaginez pas l’inculture de Heidegger !" » Dominique Janicaud, Heidegger en France : récit, volume 1, op. cit., p. 508. Et Dominique Janicaud, Heidegger en France : entretiens, volume 2, op. cit., p. 104. du commentaire d’une phrase de Jean Beaufret9 censée représenter le témoignage d’une « grande prudence » à l’égard du penseur de Fribourg : Ainsi avance-t-il seul, d’un pas de paysan, sur le chemin de la pensée qu’il s’est choisi, ce chemin qui n’est qu’un chemin, non pas l’unique chemin, et dont rien ne nous assure qu’il soit même ce que l’on entend d’ordinaire par « chemin ».10 Que nous enseigne cette remarque apologétique a priori inoffensive sur les soubassements théoriques et stylistiques de la démarche heideggérienne - que ses dévots reprendront et propageront : 1) Plus on avance dans la lecture, plus le sens se dérobe sous nos pieds. C’est un trait typique du phrasé vertigineux utilisé par Heidegger qui fait mine de jeter le soupçon sur tout ce qui nous entoure et qui nous apparaissait jusqu’à présent comme des données « existentielles » solides (y compris la notion même de chemin), en donnant l’impression de s’enfoncer plus originairement vers l’essence des choses ; mais qui nous laisse finalement seuls face au néant. Cette stratégie a été décrite en ces termes par Karl Lowïth : « La technique de ses exposés consistait à échafauder la structure d’une pensée qu’il démolissait ensuite lui-même, afin de placer son auditoire devant une énigme et de l’abandonner dans le vide. »11 2) Comme nous l’avons déjà uploads/Philosophie/ les-bruits-de-l-etre-heidegger-derrida-severino-pdf.pdf

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