Bernard Paillard La sociologie du présent Edgar Morin consacre une grande secti

Bernard Paillard La sociologie du présent Edgar Morin consacre une grande section de son livre Sociologie, un recueil d’articles, à ce qu’il appelle la « sociologie du présent » 1. La pre- mière partie, de facture théorique, explique ce qu’il entend par sa méthode dite « in vivo », explicitant certains « principes d’une sociologie du pré- sent », rappelant la nécessité d’une « démarche multidimensionnelle en sociologie ». L’autre, qui reprend divers articles publiés dans des revues scientifiques ou dans des organes de presse, formule des « diag- nostics » sur divers phénomènes sociaux contemporains. Pas d’unité thé- matique dans ces rubriques. Leur diversité témoigne que la « sociologie du présent » n’est pas une spécialisation disciplinaire. Elle ne consacre donc pas un sous-ensemble d’une réalité sociale découpée en une pluralité de « champs » académiquement reconnus. L’hétérogénéité de ces reprises s’échelonnant de 1959 à 1972 renvoie à une autre façon de concevoir l’interrogation sociologique. Car cette diversité dissimule une intention commune et un même questionnement. Elle ausculte les symptômes variés des crises multiformes que suscitent les évolutions de la société fran- çaise des années 60, des premières expressions d’un malaise dans la civilisation du bien-être à celles liées à l’émergence de la conscience éco- logique au début des années 70. Ces articles peuvent paraître datés, et la sociologie du présent sembler très secondaire, la renommée de l’auteur étant aujourd’hui plus liée à son aventure de La Méthode 2. La sociologie du présent, à laquelle seul le nom d’Edgar Morin semble attaché, ne correspond-elle qu’à une période d’avant maturité ? Le cheminement théorique qui suit Le Paradigme perdu 3 est-il en continuité ou en opposition avec le parcours en sociologie de l’auteur de L’Esprit du temps 4 ? Cette nouvelle orientation opère-t-elle une évolution, voire une rupture épistémologique ? Et, pour paraphraser ce que certains ont dit de Marx 5, n’y aurait-il pas un « jeune » et un « vieux » Morin, La Méthode jouant le rôle du Capital ? 11 Examiner ces questions nécessite de revenir sur cette période peu connue, les textes parus dans Sociologie ne livrant que peu d’éléments. Aussi cet article tente-t-il de soulever légèrement ce voile : – en remémorant une histoire à laquelle j’ai directement participé ; – en explicitant les notions centrales sur lesquelles repose la sociologie du présent ; – en rappelant les points importants de la méthode d’enquête dite « in vivo ». REPÈRES HISTORIQUES C’est sans doute à partir de 1960, avec la création du Centre d’études des communications de masse (CECMAS) 6 à la 6e section de l’École pratique des hautes études (EPHE) 7, qu’Edgar Morin commence à struc- turer cette sociologie du présent. Sans pour autant l’asseoir, à cette épo- que, sur des formulations méthodologiques et théoriques. L’heure est plus à l’exploration de quelques intuitions déjà décelables chez lui à l’époque de la revue Arguments. Un journalisme sociologique (1945-1946). On pourrait même avancer que, dès son premier ouvrage, l’auteur de L’An zéro de l’Allemagne 8, s’adonnant à une sorte de reportage sociologi- que, d’histoire au présent, manifeste une curiosité tant empirique que théorique. Edgar Morin 9 profite de son séjour et de ses fonctions pour parcourir un pays en ruine. Les informations des services de renseigne- ments auxquelles il a accès, ses observations directes de « terrain » nour- rissent ses interrogations. Comment un pays d’une tradition culturelle aussi riche a-t-il pu produire le nazisme ? Comment, sur quelles bases, avec quelles forces sociales le reconstruire ? S’il ne faut pas toujours voir, dans les premiers écrits d’un auteur, la forme embryonnaire de ce qu’il dévelop- pera plus tard, il est pourtant remarquable que L’An zéro de l’Allemagne témoigne d’une des caractéristiques de la sociologie du présent : s’interro- ger sur le hic et nunc. Non pour lui-même, mais pour, dans une perspective historique, vivre la tension passé/présent afin de déceler les germes d’ave- nir. Il est certain que la formation universitaire d’Edgar Morin, son goût pour l’histoire ont joué un rôle déterminant. De même, ses activités mili- tantes et journalistiques ne sont pas étrangères à une approche qui entend concilier le travail empirique et la réflexion théorique. Car c’est bien une 12 Bernard Paillard autre caractéristique de cette sociologie du présent : partir des faits pour questionner des réalités sociales sous-jacentes dont ils sont les symptômes. Cela dans le contexte des transformations de tous ordres qui ont accom- pagné ce que Jean Fourastier a appelé les « trente glorieuses ». Le rôle de la revue « Arguments » (1956-1962). La revue Arguments 10 voit alors sourdre des questionnements qui ne quitteront plus l’auteur de L’Homme et la Mort 11. Ce bulletin, lieu de confrontation de thèses et d’idées, aborde des thèmes qui, surgissant d’un monde en pleine mutation, surprennent des intellectuels issus de la mou- vance marxiste. Comme le dit son troisième manifeste (1961, c’est-à-dire peu avant l’autodissolution de la revue), il s’agit d’« ouvrir des débats, organiser des confrontations sur les grands problèmes de l’heure 12 ». Aussi, à côté de livraisons sur des thèmes politiques, auxquels on peut naturellement s’attendre de la part d’intellectuels en rupture de ban avec le marxisme officiel, la revue propose des numéros sur des questions aussi diverses que « la crise française », « l’amour-problème », « le problème cosmologique », « les difficultés du bien-être », « la crise des intellec- tuels ». Des articles abordent les questions de la jeunesse, de la sexualité, de la consommation, du devenir du travail avec l’automation, de celui de la civilisation technicienne (influence de Georges Friedmann), etc. Bien qu’ouverte aux recherches en sciences sociales et humaines, Arguments n’est pas une revue de sociologie. Mais, en voulant comprendre « la mon- dialisation des problèmes, l’ère planétaire de la technique, le sort et les expériences de notre vie réelle et imaginaire, privée et publique », elle entend « dégager un nouvel esprit de recherche et de discussion, à la fois attentif au présent et anticipateur, lucide et prospecteur » 13. Une étape capitale : « L’Esprit du temps » (1962). Cette attention au contemporain marque L’Esprit du temps 14. L’ouvrage, prolongeant les écrits sur le cinéma et les stars 15, ne questionne pas seulement les mass media et la mass culture. Car il plonge au cœur de la mythologie qui accompagne l’essor technique, industriel et consom- mateur des sociétés occidentales. Il dévoile l’un de ses moteurs : l’idéologie du bonheur individuel et du bien-être matériel. Il révèle les idéaux nou- veaux qui emportent la société : l’épanouissement individuel, l’amour sexualisé, la promotion des valeurs féminines et juvéniles. Tous thèmes culturels planétaires qui, traversant les frontières, s’insinuent même dans 13 La sociologie du présent le système socialiste. Concurrençant ainsi, victorieusement, cette autre idéologie du salut sur terre. Si ces considérations sur les rêves des années 50, dont l’auteur entrevoit déjà les lézardes 16, sont la synthèse de ses réflexions antérieures, elles sont aussi la matrice qui nourrira les interrogations de la sociologie du présent. Au CECMAS : des enquêtes sur des événements d’actualité, dites enquêtes « flash » (1960-1964). Voué à l’étude de la culture de masse et à ses moyens de communication (presse, radio, télévision, cinéma), le CECMAS se dote dès 1961 d’une revue : Communications. Au sommaire de son premier numéro, plusieurs articles traitent d’événements ayant eu un grand retentissement média- tique : le voyage de Khrouchtchev en France (avril 1960), le premier vol dans le cosmos de Youri Gagarine (12 avril 1961). Dans le numéro 3 : la mort d’Édith Piaf et celle de Jean Cocteau, l’assassinat du président Kennedy 17. Ces études événementielles, inaugurant un genre nouveau, accompa- gnent le développement des moyens de diffusion de l’information : le direct radiophonique et télévisuel 18, la mondiovision 19, la place de plus en plus grande prise par la télévision 20. Pour les chercheurs du CECMAS, il s’agit d’analyser comment ces moyens de communication traitent de façon « sensationnelle » les événements et, par cela même, révèlent les grands mythes du monde moderne. D’où le choix de cette actualité jugée particulièrement significative. On pourrait s’étonner de cet intérêt pour l’événement, à un moment où la vague et la vogue structuralistes comme l’analyse historique le répudient. Pourtant, cet intérêt, si anachronique soit-il, est l’amorce d’une théorie de l’événementialité. À cette époque, l’attention est portée sur la façon dont le traitement médiatique coproduit l’événement, voire le pro- duit de toutes pièces. Dépassant la stricte observation de son traitement médiatique, l’événement est pris dans toutes ses dimensions sociales. Car, loin d’être conçu comme un pur épiphénomène, comme un simple reflet de la réalité sociale, comme une superstructure idéologique baroque, il intervient dans l’historicité sociale. Sans doute Edgar Morin ne possède- t-il pas encore les notions issues de la cybernétique qui lui permettront, quelques années plus tard, d’expliciter la dynamique événementielle 21. Mais son intérêt pour l’événement l’incite à encourager des études com- binant l’analyse du traitement médiatique et le travail de terrain : ainsi, celles que j’ai faites sur la première grande marée noire, uploads/Philosophie/ la-sociologie-du-present-bernard-paillard.pdf

  • 87
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager