TRIBUNE LIBRE Naissance et postérité de l’intégrale de Lebesgue Jean-Pierre Kah

TRIBUNE LIBRE Naissance et postérité de l’intégrale de Lebesgue Jean-Pierre Kahane (Académie des Sciences) Il y a quelques mois, Gustave Choquet a proposé à la section de Mathé- matiques de célébrer le centenaire de l’intégrale de Lebesgue. L’intégrale de Lebesgue, en effet, a profondément marqué le développement des mathéma- tiques au 20ème siècle, et elle est apparue il y a 100 ans, le 29 avril 1901, sous la forme d’une note aux Comptes rendus intitulée : « Sur une généralisation de l’intégrale définie ». La première suite donnée à la proposition de Gustave Choquet est la note commémorative, signée de Jean-Michel Bony, Gustave Choquet et Gilles Le- beau, qui vient de paraître aux Comptes rendus. La seconde est cette intervention devant l’Académie 1,2. Mon programme est de vous parler de la naissance et de la postérité de l’in- tégrale de Lebesgue. La naissance, je vous l’ai dit, c’est une note aux Comptes rendus, dont nous allons voir reproduite sur l’écran la première page. C’est l’occasion de vous dire un mot des Comptes rendus à cette époque. Puis je vous parlerai un peu de Lebesgue et de ses contemporains, Émile Borel et René Baire. Puis nous ferons des mathématiques. J’essaierai de vous expliquer en quoi l’intégrale de Lebesgue diffère de celle de Riemann, et sa relation avec trois grandes questions qui ont intéressé Lebesgue : le calcul des primitives, la mesure des aires et les séries trigonométriques. Ce sera tout pour la naissance. Pour la postérité, le choix est immense. L’intégrale et la mesure de Lebesgue ont joué un rôle déterminant dans deux secteurs essentiels des mathématiques du 20ème siècle, l’analyse fonctionnelle et la théorie des probabilités. Je me bornerai à l’évoquer sous deux angles : le théorème de Riesz-Fischer de 1907, et la théorie du mouvement brownien par Norbert Wiener dans les années 1920–1930. Et je conclurai par quelques remarques sur l’évolution des notions de mesure et d’intégrale à travers les âges, et jusqu’à présent. Les archives de l’Académie conservent le manuscrit de la note de Lebesgue du 29 avril 1901. Les quatre feuillets du manuscrit ont été découpés, de façon à permettre à trois typographes de travailler simultanément sur ce texte. Les délais d’impression étaient incroyablement rapides : à cette époque, et c’était 1 Séance du 5 mars 2001. 2 La troisième sera un colloque, à l’École Normale Supérieure de Lyon, à l’initiative de notre confrère Étienne Ghys, les 27 et 28 avril, à l’intention des élèves de l’École et des professeurs de la région, sous la double responsabilité de l’ENS de Lyon et de la Société Mathématique de France. SMF – Gazette – 89, Juillet 2001 NAISSANCE ET POSTÉRITÉ DE L’INTÉGRALE DE LEBESGUE 9 Revenons aux mathématiciens français que j’ai mentionnés. En 1901, Poin- caré a 47 ans, Picard 45, Painlevé 38, Hadamard 36, Borel a 30 ans, Baire 27 ans, Lebesgue va avoir 26 ans. Émile Borel est le chef de file de la nouvelle génération. Il a été enfant pro- dige, son intelligence est extrêmement vive, il a des intuitions fulgurantes. En 1896, il pressent ce que devrait être une théorie moderne des probabilités, fai- sant intervenir une infinité dénombrable d’évènements. En 1898, il publie un livre sur la théorie des fonctions dont l’essentiel est consacré aux ensembles de points sur la droite que l’on peut obtenir, à partir des intervalles, par les opé- rations de réunion dénombrable et de passage au complémentaire ; c’est alors qu’il introduit une notion nouvelle de mesure des ensembles, en en dégageant les propriétés principales, mais sans en achever la théorie. Il va diriger une col- lection de monographies, chez Gauthier-Villars, où il accueillera en particulier les travaux de Baire et de Lebesgue. René Baire a passé sa thèse sur les fonctions discontinues. Il les divise en classes, selon la manière dont elles se représentent comme sommes de séries de fonctions continues. Il distingue parmi les ensembles de points les ensembles de 1ère et les ensembles de 2ème catégorie. La théorie de Baire est de nature topologique ; c’est un éclairage différent de celui de Borel, avec une mise au point d’emblée parfaite. Henri Lebesgue connait bien les travaux de Borel et de Baire, il admire beau- coup Baire et il le tutoie. Par contre, il vouvoie Borel et, dans ses premières lettres, il lui donne du « Cher Monsieur ». À l’École Normale Supérieure, où il a connu Baire, il a eu pour camarades de promotion Paul Montel et Paul Lan- gevin, qu’il admire également et considère non seulement comme un physicien, mais comme un mathématicien, « une espèce à part dans le genre mathémati- cien », écrira-t-il plus tard. Il a le goût de la géométrie, il connait bien l’analyse classique, et aussi les travaux de Cantor et des Italiens, Dini, Peano, Volterra qui s’intéressent à ce que l’école française dominante, Hermite ou Poincaré, considère comme une tératologie. C’est l’époque où Hermite écrivait à Stieltjes avec quelque malice qu’il se détournait « avec effroi et horreur de cette plaie lamentable des fonctions continues qui n’ont pas de dérivées ». Et Poincaré ex- primait encore sa méfiance de façon encore plus carrée : « Autrefois, quand on inventait une fonction nouvelle, c’était en vue de quelque but pratique ; aujour- d’hui on les invente tout exprès pour mettre en défaut les raisonnements de nos pères, et on n’en tirera jamais que cela. » Or, dès ses années d’École, Lebesgue est attiré par ce qui est simple et qui sort des sentiers battus. Classiquement, on établit qu’une surface développable, c’est à dire applicable sur un plan, est formée de droites ; effectivement, c’est le cas quand on tord une feuille de pa- pier. Mais, observe Lebesgue, ce n’est plus le cas quand on la froisse. Quelle est donc la théorie des surfaces, hors du cadre classique, qui permet de rendre compte de la situation générale ? Il s’était entretenu de cette question avec Paul Montel à l’École, donc avant 1897, il s’y attache pendant deux année, 1898 et 1899, où il est boursier après l’agrégation, et encore, à partir de 1900, quand il est professeur de classe préparatoire à l’École Centrale au lycée de Nancy. En 1899 et 1900, il publie 5 notes aux Comptes rendus qui concernent toutes les fonctions de plusieurs variables, les surfaces, et particulièrement l’aire des surfaces. SMF – Gazette – 89, Juillet 2001 10 J.-P. KAHANE La note de 1901 s’appelle modestement « Sur une généralisation de l’intégrale définie ». Vue d’aujourd’hui, c’est la définition de l’intégrale de Lebesgue et de la mesure de Lebesgue, deux notions de portée immense. De plus, c’est un exposé admirablement clair et succinct de ces deux notions. Comme la plupart des grandes nouveautés, elle n’a pas été reconnue tout de suite. Le Jahrbuch über die Fortschritte der Mathematik, le livre allemand qui, chaque année, recense et analyse toutes les publications mathématiques, a consacré beaucoup de place, plusieurs pages au total, aux notes de Lebesgue sur les surfaces. Il consacre 3 lignes à la note de 1901. Avant Lebesgue, la conception dominante de l’intégrale est celle de Riemann. Pour intégrer une fonction y = f(x), Riemann découpe l’intervalle (a, b) où varie x et il considère les sommes :  yi(xi+1 −xi) , où yi désigne une valeur prise par y sur l’intervalle (xi, xi+1). Si ces sommes tendent vers une limite quand on raffine le découpage, cette limite est l’intégrale  b a f(x)dx, et on dit que la fonction f est intégrable au sens de Riemann sur (a, b). Riemann indique une condition nécessaire et suffisante pour qu’il en soit ainsi, que Lebesgue traduira de façon très simple grâce à sa notion de mesure : il faut et il suffit que l’ensemble des points x où la fonction est discontinue soit de mesure nulle. Lebesgue, lui, découpe l’intervalle où varie y, et il associe à chaque intervalle (yj, yj+1) de ce découpage la mesure de l’ensemble des x tels que yj ⩽f(x) < yj+1 Si cette mesure est mj, une valeur approchée de l’intégrale sera  mjyj Si ces sommes tendent vers une limite quand on raffine le découpage, c’est l’intégrale au sens de Lebesgue, et Lebesgue dit que la fonction est sommable. Dans sa note de 1901, Lebesgue s’attache uniquement au cas où les deux in- tervalles où varient x et y sont bornés. Plus tard, il levera cette restriction, qui aurait interdit beaucoup de développements ultérieurs. Voici comment Lebesgue explique son point de vue, dans une conférence à Copenhague en 1926. « Avec le procédé de Riemann, on sommait les indivisibles dans l’ordre où ils étaient fournis par la variation de x. On opérait donc comme le ferait un commerçant sans méthode qui compterait pièces et billets au hasard de l’ordre où ils lui tomberaient sous la main ; tandis que nous opérons comme le commerçant méthodique qui dit : j’ai m(E1) pièces de une couronne, valant 1.m(E1) j’ai m(E2) pièces de deux couronnes, valant 2.m(E2) j’ai m(E5) pièces de cinq couronnes, valant 5.m(E5) etc. Donc uploads/Philosophie/ kahane-2001-lebesgue.pdf

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