Collège de France Philosophie des sciences biologiques et médicales | Anne Fago
Collège de France Philosophie des sciences biologiques et médicales | Anne Fagot-Largeault Philosophie des sciences biologiques et médicales Leçon inaugurale prononcée le jeudi 1er mars 2001 Anne Fagot-Largeault p. 4-30 Texte intégral Monsieur l’Administrateur, Mes chers Collègues, SEARCH Tout OpenEdition Philosophie des sciences biologiques et médicales - Philosophie des sciences biologiques et médicales - Collège de France 1 sur 24 1 2 3 4 5 Mesdames, Messieurs, Chers Amis, *** Permettez-moi de commencer par un double hommage. Jules Vuillemin nous a quittés il y a six semaines. J’avais suivi ses enseignements à l’École normale supérieure du boulevard Jourdan avant qu’il ne devienne professeur au Collège de France. Il nous décortiquait la preuve ontologique de l’existence de Dieu à la manière de Bertrand Russell, et nous montrait avec enthousiasme que l’apprentissage de la logique mathématique était indispensable au philosophe. Il encouragea ma résolution d’aller apprendre aux États-Unis la logique et la philosophie des sciences, il fut donc au point de départ de l’itinéraire qui m’amène devant vous. Mon époux Jean Largeault était aussi un philosophe des sciences, et qui connaissait la logique. Il prétendait ne rien entendre aux sciences du vivant, mais il fut un bon compagnon de route et il me manque. J’eusse aimé qu’il fût près de moi ce soir. Il y a juste trois ans Pierre Corvol me téléphona à l’Institut d’histoire des sciences de la rue du Four. On pensait à moi, me dit-il, pour le Collège de France. Cette éventualité me parut si merveilleusement improbable que je lui répondis que la seule idée que des biologistes aient pu songer à pareille chose était pour moi une joie suffisante. Cette chose s’est réalisée, et je vous ai beaucoup de gratitude, mes chers Collègues, pour votre accueil fraternel, qui m’a rendu presque facile, et même agréable, le lent cheminement qui mène des hypothèses préliminaires jusqu’à la leçon inaugurale. Je vous remercie, je remercie aussi la commission de l’Académie des sciences qui a approuvé votre choix. J’ai été particulièrement sensible à ce que Pierre Corvol, médecin, et Jacques Bouveresse, philosophe, joignent leurs efforts pour présenter la candidature de l’hybride de philosophe et de médecin que je suis. Cette double formation n’est pas rare. Au-delà de ma Philosophie des sciences biologiques et médicales - Philosophie des sciences biologiques et médicales - Collège de France 2 sur 24 6 7 8 *** personne, je suis heureuse qu’en créant cette chaire de Philosophie des sciences biologiques et médicales le Collège de France honore une communauté de philosophes-médecins ou médecins-philosophes qui tire fierté de grands ancêtres : Avicenne et Averroës, La Mettrie et Cabanis, Émile Littré et Karl Jaspers, sans oublier Galien. Cette communauté a été, elle est, bien représentée dans la tradition française récente, par Georges Canguilhem, François Dagognet, Georges Lanteri-Laura, Anne-Marie Moulin, et d’autres plus jeunes qui prennent la relève. Cette communauté est en même temps une communauté internationale, avec Henrik Wulff à Copenhague, Henk ten Have à Nimègue, Tris Engelhardt à Houston, Erich Löwy à Peoria, Qiu Ren-Zong à Pékin, Kasumasa Hoshino à Kyoto, Jean-Noël Missa à Bruxelles, pour n’en citer que quelques-uns. Dans l’histoire du Collège de France on trouve des transfuges de la philosophie. Ce lieu de liberté intellectuelle qu’est le Collège a toujours été propice au franchissement de barrières disciplinaires. La recension faite par Alain Berthoz des leçons inaugurales données autour des neurosciences ne signale pas moins de quatre philosophes (Théodule Ribot, Pierre Janet, Henri Piéron, Henri Wallon) qui, complétant leur formation première par un doctorat de médecine ou de sciences, furent les initiateurs ici de la psychologie expérimentale. On trouve aussi dans l’histoire du Collège de France des médecins et biologistes, de François Magendie à Jean- Pierre Changeux en passant par Claude Bernard, qui sans conteste s’aventurèrent en terrain philosophique. François Magendie, qui fut titulaire d’une chaire de Médecine (1830-1855), et qui avait créé un laboratoire de physiologie expérimentale, n’était pas fermé à ce que nous appelons aujourd’hui les questions d’éthique. Au temps où Claude Bernard était préparateur de Magendie, un quaker se présenta un jour au laboratoire ; c’était un défenseur des animaux. Bernard fut frappé de la patience avec laquelle Philosophie des sciences biologiques et médicales - Philosophie des sciences biologiques et médicales - Collège de France 3 sur 24 9 10 11 12 13 son maître Magendie, qui n’était pas la patience même, prit le temps de discuter avec ce visiteur, et de développer des arguments méthodologiques et moraux en faveur de l’expérimentation animale. Magendie a aussi, comme plus tard Claude Bernard dans ses Leçons sur les phénomènes de la vie, laissé des réflexions sur la nature du vivant, qui relèvent de ce qu’on nomme « philosophie biologique ». Je n’ai guère besoin de rappeler que Claude Bernard, qui succéda à François Magendie dans sa chaire de Médecine (1855-1878), fit œuvre d’épistémologue, et que ses pages sur la méthode expérimentale ont formé des générations d’élèves des classes terminales de philosophie. Moins cité dans les manuels, Charles Nicolle, médecin et pastorien, qui dirigea pendant trente années l’Institut Pasteur de Tunis, et qui obtint le prix Nobel de médecine en 1928 pour avoir élucidé le rôle du pou dans la transmission du typhus, devint professeur au Collège de France en 1932 ; son cours de 1934 sur « l’expérimentation en médecine » est à la fois un cours d’épistémologie et un cours d’éthique qui soulève les problèmes de la souffrance des animaux de laboratoire, des risques qu’on fait prendre aux êtres humains que l’on soumet à des expériences, de la licéité de créer des modèles animaux des maladies humaines. Plus près de nous, les livres de François Jacob, ceux de Jacques Monod et de François Gros, sont devenus des livres de référence pour les étudiants en histoire et philosophie des sciences. Revenons aux philosophes, pour constater qu’inversement ceux qui, au Collège de France, ont enseigné la philosophie, ont plus d’une fois vagabondé du côté des sciences du vivant. Je dirai juste un mot de Bergson, Gilson, et Michel Foucault. Henri Bergson, élu au Collège en 1900 sur une chaire de Philosophie grecque et latine, glissa quatre ans plus tard vers la chaire de Philosophie moderne (1904-1921), où il succédait à Gabriel Tarde. Nous savons que la réflexion de Bergson a été nourrie de lectures scientifiques, Philosophie des sciences biologiques et médicales - Philosophie des sciences biologiques et médicales - Collège de France 4 sur 24 14 15 particulièrement en biologie de l’évolution, et qu’il s’est risqué à écrire à la fin du premier chapitre de son grand livre de philosophie morale, livre qu’il mit de longues années à mûrir après qu’il eût publié L’Évolution créatrice, que « toute morale [...] est d’essence biologique ». Il voulait dire par cette formule que la morale ne se réduit pas à une contrainte sociale, ni à une contagion sociale, qu’elle prend ses racines plus profond dans l’individu. Il ne dit pas que la morale est inscrite dans nos gènes, mais d’autres au XXe siècle l’ont dit après lui. On sait moins qu’Étienne Gilson, qui enseignait au Collège l’Histoire de la philosophie au Moyen Âge (1932-1950), écrivit un délicieux petit ouvrage sous-titré Essai sur quelques constantes de la biophilosophie, où il fait faire à son lecteur une promenade D’Aristote à Darwin et retour (c’est le titre du livre), décochant au passage une flèche assassine en direction de Bergson, et traitant à sa manière d’historien des thèmes qui sont encore aujourd’hui présents dans la philosophie des sciences du vivant : mécanisme et finalisme, adaptation et sélection, caractère naturel ou artificiel des classifications biologiques ; ce livre, qui parut un an après La Logique du vivant de François Jacob, suggère avec une pointe de malice que François Jacob rend compte de la finalité dans le monde vivant (en termes de projet, sens, structure) exactement au sens d’Aristote. (Sous la plume de Gilson, c’est le plus beau des compliments pour la « biophilosophie » d’un biologiste.) Michel Foucault enfin, outre son œuvre bien connue sur la préhistoire de la psychiatrie, livre des intuitions épistémologiques percutantes, par exemple quand il note, dans la Naissance de la clinique, l’importance du voir, de l’invisible rendu visible, dans la constitution du savoir médical. Il s’agissait, pour la période dont il parle (début du XIXe siècle), de l’ouverture du cadavre à l’autopsie. Le développement fantastique de l’imagerie médicale à la fin du XXe siècle rend encore plus séduisant le diagnostic foucaldien que « le principe de la visibilité a pour corrélatif Philosophie des sciences biologiques et médicales - Philosophie des sciences biologiques et médicales - Collège de France 5 sur 24 16 17 18 19 *** *** celui de la lecture différentielle des cas », c’est-à-dire, que la « projection du mal sur le plan de l’absolue visibilité » — rendre le mal visible — permet à la connaissance scientifique d’atteindre le niveau individuel, alors que depuis Aristote on répète qu’il n’y a de science que du général. Par ce tour d’horizon j’ai voulu montrer, chers Collègues, que la chaire que vous me faites l’honneur de me uploads/Philosophie/ fagot-largeault-2001-lec-on-inaugurale-philosophie-des-sciences-biologiques-et-me-dicales.pdf
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- Publié le Sep 16, 2022
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