Discours, langue et parole dans les cours et les notes de linguistique générale
Discours, langue et parole dans les cours et les notes de linguistique générale de F. de Saussure 1 Béatrice Turpin Université de Cergy-Pontoise Le souci de rigueur a conduit Saussure à faire de la linguistique un « système serré », le terme de système caractérisant à la fois l’objet de connaissance (la langue) et la théorie de cet objet (le discours sur la langue) : Il est plus intéressant d’avoir un système même qu’un amas de notions confuses (E1. 53 II) 2. La langue est un système serré. La théorie doit être un système aussi serré que la langue. De là la nécessité de définir les termes, de leur assigner un espace de valeur, de les organiser les uns par rapport aux autres. Dans la théorie saussurienne, les concepts se regroupent essentiellement par paires : signifiant-signifié, association-syntagme, synchronie-diachronie, langue et parole, etc. — au point que des linguistes comme Benveniste ont pu voir dans ce fait la loi centrale de l’appareil conceptuel qui constitue les cours 3. 1 Paru dans Cahiers Ferdinand de Saussure 49, Droz, Genève, 1995-1996. 2 Voir édition critique du Cours de linguistique générale, publiée par R. Engler, Otto Harrassowitz, Wiesbaden, tome 1 : 1968 (extraits des cours, notes correspondantes) ; le tome 2 comprend les autres notes. La référence à cette édition sera introduite par un E, suivi du numéro du tome, du numéro de l’extrait, de celui des cours ou des notes et, éventuellement, de la page correspondante de l’édition de Bally et Sechehaye. Le signe < > signale une lacune dans le texte ou un passage biffé. 3 E. Benveniste, « Saussure après un demi-siècle », in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966, p. 40 sq. 2 B. Turpin La dichotomie est, chez Saussure, principe de connaissance : À mesure qu’on approfondit la matière proposée à l’étude linguistique, on se convainc davantage de cette vérité qui donne, il serait inutile de le dissimuler, singulièrement à réfléchir : que le lien qu’on établit entre les choses préexiste, dans ce domaine, aux choses elles-mêmes, et sert à les déterminer 4. Ce lien binaire sert à penser — à constituer — l’objet de la science linguistique, à poser des « délimitations », des « carrefours » (E1. 1638 III, 1640 III) qui apparaissent dès lors comme absolument nécessaires : « définition de choses et non seulement de mots » (E1. 248 III) : Définitions de choses : dans le langage, la langue a été dégagée de la parole (E1. 1282 III). I. Le langage est réductible à cinq ou six DUALITÉS ou paires de choses. II. C’est un avantage considérable de pouvoir le réduire à un <certain nombre> de <paires déterminées>. Tel qu’il est offert, le langage ne promettrait <que l’idée d’> une <multiplicité>, elle-même composée de faits hétérogènes, form<ant> un ensemble inclassable. III. La loi de Dualité demeure infranchissable. (E1. 133 : N 22.1.1, CLG 23-24). Cependant, chez Saussure, la dichotomie marque des parcours plutôt que des bornes : Ne parlons ni d’axiomes, ni de principes, ni de thèses. Ce sont <simplement et> au pur sens étymologique des aphorismes, des délimitations — des limites entre lesquelles se retrouve constamment la vérité, d’où que l’on parte (E2. 3328.5 : N 19). La pensée de Saussure s’écarte en effet d’une logique purement dualiste et oppositive : la dichotomie renvoie à la déclinaison de paradigmes qui montrent la complexité de chaque notion — signifiants et signifiés, certes, mais aussi signe, signification et valeur, sans lesquels les deux premiers concepts ne sauraient être pensés. Synchronie, diachronie, mais aussi peut- être plus précisément panchronie, idiosynchronie et diachronie (E2. 3342.2 : N 24). Les oppositions, si elles sont posées, ne sont jamais absolues. Des limites, des « systèmes de forces » (E1. 1342 II) que la théorie sépare tout en en constatant l’enchevêtrement. Saussure parle d’« étroite dépendance et entière indépendance » entre le phénomène diachronique et le phénomène synchronique (E1. 1626 II) ; « leur jeu réciproque les unit de trop près pour que la théorie n’ait pas à les opposer » (E1. 1336 II) : Il semble que ce soit une chose très simple que de faire la distinction entre l’histoire de la langue et la langue elle-même, entre ce qui a été et ce qui est, mais <le rapport entre ces deux choses est si profond qu’on peut à peine faire la distinction> ; il y a là un côté double, un enchevêtrement difficile à débrouiller (E1. 144 II, CLG 24). 4 « Notes inédites de F. de Saussure », Cahiers Ferdinand de Saussure 12, Droz, Genève, 1954, p. 57. Discours, langue et parole chez F. de Saussure 3 Malgré ce que les lignes de ce cadre ont d’absolu, il serait difficile d’observer absolument les frontières qu’on aura dressées théoriquement (E1. 1649 III). Saussure se heurte à une même aporie lorsqu’il distingue la langue et la parole, notamment à propos de la question du syntagme : <Il y a quelque chose de délicat dans la frontière des deux domaines> (E1. 2013 III). Dans le syntagme point délicat : la séparation entre parole et langue. Rapports syntagmatiques dans les mots (E1. 2016 III, CLG 173). Nous voudrions revenir ici sur une notion, celle de discours. Nous pensons que cette notion témoigne de la souplesse et de la complexité de la théorie saussurienne qui toujours cherche à rendre compte de son objet, sans en dénier la complexité. Le terme, présent dans les notes de linguistique générale, à côté des notions de langage, de langue et de parole, nous semble permettre de mieux penser à la fois la langue et la parole, sans que son sens se réduise totalement à l’une ou l’autre. Les notions de parole et de discours à la fin du XIXe siècle « Discours » et « parole » dans le champ des études sur le langage avant Saussure Au XIXe siècle l’étude du langage reste traditionnellement fondée sur la langue écrite. Encore en 1932, la Grammaire de l’Académie française se donne pour mission de décrire la langue telle qu’elle est restituée par les « bons auteurs » qui écrivent un « français pur ». Le but de l’entreprise grammairienne est de « défendre l’intégrité de la langue », de la préserver des menaces de « l’anarchie », de « l’ignorance » ou de la « grammaire aisée »5, c’est-à-dire des dérives de la parole. Cette image idéale de la langue n’est pourtant plus celle de la philologie comparée qui investit le champ de l’étude du langage depuis le début du XIXe siècle, avec la volonté de fonder une science basée sur des lois empiriques et non sur des règles déterminées a priori. La philologie comparée abandonne le point de vue normatif, mais assimile toujours la langue à la 5 Grammaire de l’Académie française, Firmin Didot, Paris, 1933, p. X (préface à la 1re édition de 1932). 4 B. Turpin langue écrite : les changements phonétiques sont essentiellement vus comme une modification des lettres des mots 6. C’est avec les néogrammairiens que l’étude des lois d’évolution passe de la lettre écrite au son phonique. La langue parlée devient objet d’étude, d’où l’importance accordée à la phonation. Cette attention aidera l’essor de la phonétique qui étudie l’évolution des sons, mais aussi leur production. Le terme de parole est donc devenu d’usage courant dans les travaux linguistiques de cette époque. L’étude de la parole renvoie à l’étude des sons de la langue et, par voie d’extension, à l’étude de la faculté de proférer des sons. Ainsi se trouve accompli l’idéal de scientificité dans l’étude du langage, puisque la linguistique rejoint ainsi d’autres sciences positives. Les premiers traités de phonétique expérimentale paraissent à partir de 1897 7. Ils proviennent de deux domaines devenus complémentaires : le domaine médico-physiologique et celui de l’étude du langage. En 1911, Ferdinand Brunot, lors de l’inauguration des Archives de la parole, note que « la phonétique tient d’une part à l’acoustique, d’autre part à la physiologie, d’une autre à la linguistique, mais (...) ne se confond avec aucune d’elles »8. Se constituant, la phonétique prend ainsi soin de se séparer de la linguistique (c.-à-d. de la philologie comparée). Sa spécificité, c’est l’étude physique des sons de la parole ou de la voix articulée. Si, à la fin du XIXe siècle, le champ de l’étude du langage est investi par cette notion de parole, il n’en est pas de même pour celle de discours. Le terme est quelque peu tombé en désuétude comme le note l’article correspondant du Dictionnaire de l’Académie : Discours, n. m. Suite, assemblage de mots, de phrases qu’on emploie pour exprimer sa pensée, pour exposer ses idées. Il a vieilli dans ce sens et ne s’emploie plus guère qu’en terme de grammaire. Discours direct, indirect 9. Comme nous l’avons vu, la philologie comparée est surtout attachée à étudier les évolutions des sons. La phonétique elle-même tend à oublier que le son fait partie du mot. La morphologie est vue comme un danger pour la théorie puisqu’elle risque de brouiller la clarté 6 uploads/Philosophie/ discours-langue-et-parole-dans-les-cours-et-les-notes-de-linguistique-generale-de-f-de-saussure.pdf
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- Publié le Fev 25, 2022
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