PEUT-ON SE DÉPRENDRE DU POUVOIR DU CHIFFRE ? Albert Ogien Lextenso | « Droit et
PEUT-ON SE DÉPRENDRE DU POUVOIR DU CHIFFRE ? Albert Ogien Lextenso | « Droit et société » 2020/2 N° 105 | pages 479 à 489 ISSN 0769-3362 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2020-2-page-479.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Lextenso. © Lextenso. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Le livre de Jerry Muller verse une nouvelle pièce à la masse déjà considérable des écrits portant sur la place déterminante que tiennent aujourd’hui les tech- niques de quantification dans l’organisation des activités de production indus- trielle, commerciale ou de service. Ce qu’il nomme la « tyrannie des métriques » renvoie à un phénomène : la soumission de la vie des entreprises, publiques et privées, aux données chiffrées qui permettent d’en améliorer la productivité et de calculer la performance des agents qui y travaillent pour y instaurer un système de récompense et de sanction. J. Muller prétend n’apporter rien de bien original à l’analyse de ce phénomène. L’intérêt de son livre tient au fait qu’il est écrit par une personne qui, en tant que direc- teur d’un département d’histoire d’une université américaine, a vu sa charge de travail consacrée aux opérations d’évaluation augmenter de façon inexorable sans que cela n’améliore vraiment la qualité de l’enseignement, l’attractivité de son départe- ment, sa place dans les classements internationaux ou le recrutement des professeurs. Le livre fournit donc une sorte de « vue de l’intérieur » sur les questions pratiques que l’« obsession métrique » pose pour la vie des entreprises ; et son ambition se limite à proposer une série de remèdes pour échapper aux dangers que l’asservissement au chiffre fait courir à leur bonne marche. Cet article entend déborder ces limites et mettre les descriptions de J. Muller en relation avec quelques analyses publiées récemment qui montrent comment, au delà de leurs mises en application locales, les pratiques de la quantification modifient profondément les formes contemporaines de raisonnement économique et politique. On retiendra ici ceux de ces travaux qui mettent l’accent sur l’importance de quatre facteurs : les politiques du néolibéralisme (dont rendent compte © Lextenso | Téléchargé le 16/10/2020 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 193.49.18.238) © Lextenso | Téléchargé le 16/10/2020 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 193.49.18.238) A. OGIEN 480 Droit et Société 105/2020 Michael Power 1, Théodore Porter 2 ou Christopher Hood 3) ; la substitution de la gouvernance par le nombre au gouvernement par la loi (comme le propose Alain Supiot 4 à la suite de Michel Foucault 5) ; le rôle des manageurs dans le modèle de direction moderne (mis au jour par les recherches de Luc Rouban 6, Florence Jany- Catrice 7 ou de Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès 8) ; les usages de la mesure dans l’ordre de la décision (tels qu’ils sont étudiés par Alain Desrosières 9, Thierry Martin 10 ou Isabelle Bruno et Emmanuel Didier 11). I. Résister à l’obsession métrique Le but de J. Muller est d’appeler ceux et celles qui sont confrontés à l’obligation de soumettre leur travail à une forme d’évaluation, individuelle et collective, à réfléchir aux conséquences de leur choix d’obtempérer. Ce qu’il exprime en ces termes : Ce livre s’adresse à quiconque souhaite comprendre l’une des principales raisons expliquant pourquoi tant d’organisations fonctionnent aujourd’hui moins bien qu’il ne le faudrait, et réduisent leur productivité tout en poussant à bout les personnes qu’elles emploient 12. À cette fin, J. Muller essaie de reconstituer la logique qui ordonne les « princi- pales certitudes de l’obsession métrique ». La première admet qu’il « est possible et souhaitable de remplacer le jugement, fruit du talent et de l’expérience personnelle, par des indices chiffrés de performances comparées, fondés sur des données stan- dardisées (métriques) » ; la seconde pose que « rendre publiques (transparentes) de telles métriques permet de s’assurer que les institutions s’acquittent effectivement de leur mission (redevabilité 13) » ; et la troisième assure que « le meilleur moyen de motiver des personnes qui travaillent au sein de ces organisations consiste à lier leurs performances mesurées à des sanctions ou à des récompenses – soit monétaires 1. Michael POWER, The Audit Society. Rituals of Verification, Oxford : Oxford University Press, 1999. 2. Theodore M. PORTER, Trust in Numbers. The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton : Princeton University Press, 1995. 3. Christopher HOOD et Ruth DIXON, A Government That Worked Better and Cost Less? Evaluating Three Decades of Reform and Change in UK Central Government, Oxford : Oxford University Press, 2015. 4. Alain SUPIOT, La Gouvernance par les nombres, Paris : Fayard, 2015. Un À propos sur cet ouvrage est paru en 2018 dans la revue : Jacky FAYOLLE, « À propos de la gouvernance par les nombres, pour une articu- lation de la raison juridique et de la raison statistique », Droit et Société, 98, 2018. 5. Michel FOUCAULT, La volonté de savoir, Paris : Gallimard, 1976. 6. Luc ROUBAN, « Les élites de la réforme », Revue française d’administration publique, 136, 2010. 7. Florence JANY-CATRICE, La performance totale : nouvel esprit du capitalisme ?, Villeneuve d’Ascq : Presses du Septentrion, 2012. 8. Pierre LASCOUMES et Patrick LE GALÈS (dir.), Gouverner par les instruments, Paris : Presses de Sciences Po, 2004. 9. Alain DESROSIÈRES, Prouver et gouverner, Paris : La Découverte, 2014 ; Isabelle BRUNO, Florence JANY-CATRICE et Béatrice TOUCHELAY, The Social Sciences of Quantification, Cham : Springer, 2016. 10. Thierry MARTIN (dir.), Mathématiques et action politique, Paris : INED, 2000. 11. Isabelle BRUNO et Emmanuel DIDIER, Benchmarking. L’État sous pression statistique, Paris : Zones, 2013. 12. Jerry Z. MULLER, La tyrannie des métriques, op. cit., p. 22. 13. Traduction française de accountability, c’est-à-dire le fait de manifester la fiabilité des comptes sur l’efficacité d’une action engagée. © Lextenso | Téléchargé le 16/10/2020 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 193.49.18.238) © Lextenso | Téléchargé le 16/10/2020 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 193.49.18.238) Peut-on se déprendre du pouvoir du chiffre ? Droit et Société 105/2020 481 (rémunération à l’acte) soit réputationnelles (classement) » 14. Pour J. Muller, ces trois certitudes forment un système qui justifie la quête infinie et irréfléchie de chiffres concernant le moindre aspect de la performance globale à laquelle les diri- geant·e·s doivent se plier. Et ce dont il entend les convaincre, c’est que ce système s’avère totalement aberrant à l’usage. Le livre compile les conclusions tirées par de nombreuses études portant sur différents contextes d’application des pratiques d’évaluation (université, école, hôpi- tal, police, armée, entreprises privées, philanthropie, etc.) qui toutes établissent que la prolifération anarchique de la quantification porte partout les mêmes consé- quences malsaines et néfastes, à la fois en termes de distorsion de l’information recueillie (mesurer ce qui se mesure le plus facilement ; mesurer les moyens plutôt que les résultats ; altérer la qualité de l’information par la standardisation), de ten- tation de trafiquer les métriques (manipulation par écrémage ; améliorer les chiffres en jouant sur les critères ; améliorer les chiffres par omission ou distorsion des données ; tricher) et de dégradation des conditions de travail. Pour J. Muller, la cause est entendue : l’obsession métrique produit immanquablement des consé- quences dévastatrices sur ces facteurs de productivité que sont la confiance, l’auto- nomie, l’initiative et l’innovation. Reste que la noirceur de ce tableau pose une question : comment se fait-il que, si le recours aux pratiques de l’évaluation a des conséquences aussi délétères sur la vie des entreprises, personne ne propose de s’en débarrasser ? La réponse que J. Muller donne à cette interrogation est implacable : L’obsession métrique n’est pas sans rappeler le fonctionnement d’une secte. Les études qui démontrent son inefficacité, quand elles ne sont pas tout simplement igno- rées, suscitent une réaction étonnante : la solution, rétorque ses zélateurs, consiste à produire davantage de données et à élaborer de meilleurs mesurages. La métrique aspire à imiter la science, mais elle a souvent tous les dehors d’une religion 15. Confronté au caractère totalement irrationnel des usages actuels de la quantifi- cation, J. Muller offre, en uploads/Management/a-ogien-chiffre.pdf
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- Publié le Mai 07, 2022
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