Psychopathologie du travail et clinique de l'activité. Y. Clot. Si l'on veut co
Psychopathologie du travail et clinique de l'activité. Y. Clot. Si l'on veut comprendre les rapports entre psychopathologie du travail et clinique de l'activité, il nous faut d'abord marquer la place de Louis Le Guillant. Dans les années 50-60 du siècle qui s'achève, c'est lui qui a donné, à l'intérieur d'un mouvement plus vaste (Billiard, 1998) ses lettres de noblesse à la psychopathologie du travail. Et ce, en raison du fait qu'il rompt progressivement avec une approche linéaire des troubles. Entre la cause et l'effet, il y a toujours l'activité "dramatisée" d'un sujet. 1. Les enquêtes de L. Le Guillant. Ainsi peut-il écrire, en s'inspirant de S. Weil, que la tentation pourrait devenir invincible — pour les roulants de la SNCF avec qui il travaille dans les années 60 — "de ne plus penser car c'est le seul moyen de ne pas souffrir" (1984, p. 406 ). Il va même plus loin puisque, évoquant la dialectique de "l'offense et de l'humiliation" dans son étude sur les bonnes à tout faire, il emprunte à Diderot, par la médiation de Hegel, quelques réflexions sur la servitude apparemment volontaire constatée dans le monde du travail. Le neveu de Rameau "s'humilie et joue la comédie de la bassesse mais dans cette dépravation il trouve une occasion d'affirmer sa dignité". Seulement, ajoute-t-il, "cette dignité aussitôt qu'elle se manifeste s'apparaît à elle-même dérisoire" (p. 324). Dans l'étude du métier des bonnes à tout faire, la soumission, rapportée à l'offense et à l'humiliation est regardée non pas comme l'acceptation de la situation mais comme la forme inversée d'une impuissance à agir. Nous sommes en 1963 et Le Guillant identifie dans la passivité d'une conduite un acte psychique défensif. Il se sépare ainsi de la vieille notion d'une pathologie considérée comme une agression frappant de l'extérieur un sujet désarmé et innocent. Il y a bien une création subjective dans la pathologie. Plus tard, C. Dejours, dans cette perspective, mais en la déplaçant du côté de la psychanalyse, parlera de stratégie collective de défense (2000). Quand on relit aujourd'hui, plus de trente ans après, le travail de L. Le Guillant sur les roulants de la SNCF, à la lumière d'études contemporaines (Clot, 1999 b; Cru, 1997; Faïta, 1997), l'attention est attirée par la description d'un symptôme particulièrement fréquent dans cet exercice professionnel. Le Guillant mesure tout le poids de la solitude ou, mieux, de l'isolement. Il cite le témoignage d'un mécanicien sur son travail en cabine : il a les yeux ouverts, dit-il, mais il pense "à un tas de choses..."."Je ne suis pas là. Je ne travaille pas. Les réflexes et l'habitude jouent mais je suis ailleurs" (1984, p. 409). Cette situation vécue et re-vécue, nous l'avons retrouvée trente ans après. On en donnera un tableau ci-dessous. Mais il faut d'abord en souligner l'importance pour la question que nous traitons. En ce point, en effet, se cristallise sans doute la charge critique de toute psychopathologie du travail à l'égard d'une psychologie du travail trop "positive". Les notations cliniques de L. Le Guillant à propos des conducteurs de train font entrer les puissances du négatif dans l'analyse du travail. L'activité réalisée du sujet dans les modes opératoires observables ne rend pas compte du réel de l'activité. Le plus difficile dans la situation décrite par Le Guillant ce n'est pas ce que le conducteur doit faire ni même ce qu'il fait, c'est d'être là sans être là. Contre tout fétichisme de l'activité, on dira que ce qui échappe au sujet est partie prenante de l'activité, composante de ses conflits. Au point d'ailleurs, d'être parfois la source de la plus accaparante des fatigues. En cabine, le mécanicien est là et ailleurs, dissocié par une activité désunie. 2. Les vagabondages de l'esprit. Ces observations de 1966 militent contre la neutralisation des dimensions subjectives de l'action en psychologie. Le sujet de l'activité n'est pas un système de traitement de l'information mais le siège de contradictions vitales auxquelles il cherche à donner une signification. Nous avons retrouvé nous-mêmes ce phénomène d'absence au cours de notre propre travail, avec des conducteurs en banlieue parisienne (Clot, 1997 b). Ce phénomène ne relève pas si simplement de l'hypovigilance souvent invoquée pour expliquer ces périodes de suspension mentale. En effet parler d'hypovigilance confond trop des processus distincts bien que souvent associés, comme, par exemple, l'assoupissement provoqué par le sommeil, d'un côté et les "dérives de l'esprit", de l'autre. Rien n'indique que l'amalgame entre les deux soit susceptible de rendre compte de cette situation douloureusement vécue par les conducteurs de banlieue. Il vaut mieux rattacher l'analyse des "distractions" aux particularités de la conduite. Il s'agit d'une activité spécifique comportant en elle-même les conditions des "dérives" vécues et constatées, même si celle-ci sont aggravées par le manque de sommeil dont nous nous gardons bien, par ailleurs, de sous-estimer l'impact. Le retard sur l'horaire étant devenu la règle en banlieue, en raison de la saturation du trafic, on passe son temps à le perdre et à chercher à le regagner dans la solitude et l'anonymat. La symptomatologie des "absences" peut être rapportée à cette activité de récupération temporelle contrariée. En effet, "en banlieue, on ronge son frein", pour reprendre la métaphore d'un conducteur. La proximité des rames impose au régulateur, situé dans un poste central, une gestion "serrée" du réseau. Trois minutes seulement peuvent séparer deux trains, ce qui implique la gestion de multiples conflits de critères entre sécurité et respect des horaires. La sécurité peut, dans ces conditions, s'opposer à la régularité, c'est-à-dire au respect des vitesses autorisées pour les mécaniciens. Par la signalisation, le régulateur doit leur imposer des ralentissements très fréquents. L'ouverture "verte" des signaux est très rare aux heures de pointe où l'on roule "au jaune". La "voie libre" est une exception. Un mécanicien confronté à une vingtaine de signaux fermés sur quelques dixaines de kilomètres ne va pas se conduire de la même manière que sur un tracé de 500 kms où, en définitive, aucune signalisation ne l'empêchera de respecter sa vitesse, de "faire son train". Il vaut mieux parcourir 250 kms en 5h que 80 kms en 7h, comme c'est le plus souvent le cas pour le conducteur en banlieue. Autrement dit, cette sorte de conduite "au jaune" préparant l'arrêt au signal rouge suivant, est d'abord une activité empêchée, retirant au conducteur la maîtrise de l'effort de traction, la gestion de sa vitesse. Plus précisément, une activité de récupération du retard à la fois requise et entravée, utile et inutile, essentielle et invisible. Une position dans laquelle les efforts du conducteur pour récupérer une situation temporelle dégradée sont sans cesse simultanément exigés et annulés. Cette sorte de passivité imposée est une tension continue car elle n'est nullement une absence d'activité. C'est une activité "rentrée", un effort coûteux pour inhiber l'action qui retourne l'hypervigilance en hypovigilance. A la clé, il y a les "absences". Et on ne sort pas toujours vainqueur d'une lutte continue contre les absences. Lorsqu'elles conjuguent leurs effets avec le sommeil accumulé, elles peuvent dériver vers l'assoupissement. Un mécanicien, auteur d'un mémoire d'ergonomie où il analyse l'activité d'un collègue indique, par exemple : "Chaque sortie de l'assoupissement se transforme en angoisse. Le mécanicien s'interroge : combien de temps a-t-il été absent, a-t-il desservi correctement telle ou telle gare, quelle est sa position sur la ligne, quelle était l'indication du signal précédent ? Bernard explique que son travail, dans ces conditions est très éprouvant mais pense que depuis le temps que les trains roulent dans ces conditions, les absences mentales doivent être très fugitives sinon les accidents seraient plus nombreux". (Macé, 1993). 3. Activité réalisée, réel de l'activité. Qui veut comprendre les contraintes de l'activité doit se confronter à ces conflits. On peut mesurer à quel point une approche psychopathologique du travail questionne ici une certaine psychologie du travail. On sait que l'ergonomie et la psychologie du travail ont insisté sur la distinction entre tâche prescrite et activité réelle. La tâche est ce qui est à faire, l'activité ce qui se fait (Leplat & Hoc, 1983). Mais, en fait, il nous a fallu franchir un pas supplémentaire : activité réalisée et activité réelle ne se recoupent pas. C'est vrai, en général. Vygotski le disait à sa manière : "L'homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées". Du coup, le comportement n'est jamais que le "système de réactions qui ont vaincu" (Vygotski, 1994 a). Les autres, refoulées, forment des résidus incontrôlés n'ayant que plus de force pour exercer dans l'activité du sujet une influence contre laquelle il peut rester sans défense. Mais c'est tout particulièrement vrai en psychologie du travail. Là aussi, le réel de l'activité c'est aussi ce qui ne se fait pas, ce qu'on cherche à faire sans y parvenir — le drame des échecs — ce qu'on aurait voulu ou pu faire, ce qu'on pense pouvoir faire ailleurs. Il faut y ajouter — paradoxe fréquent — ce qu'on fait pour ne pas faire ce qui est à faire; ce qui est à refaire et tout autant ce qu'on vait sans avoir uploads/Management/ psychopathologie-du-travail-et-clinique-de-l-x27-activite-yves-clot-copie.pdf
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- Publié le Aoû 01, 2022
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