Jacques KERGOAT Sous la plage, la grève 1958-1968 : l'histoire de l'explosion o
Jacques KERGOAT Sous la plage, la grève 1958-1968 : l'histoire de l'explosion ouvrière en M ai 68 reste encore à faire Le constat est simple : l’analyse des luttes ouvrières en mai et juin 1968 a intéressé peu de monde. Peut-être parce que le caractère plus spectaculaire de la révolte étudiante a davantage tenté journalistes et chroniqueurs. Peut-être parce que d’autres catégories socio-professionnelles trouvèrent plus facilement des porte-plumes : livres et articles abondent sur la « contestation » chez les architectes ou dans les milieux du cinéma. Pour la classe ouvrière, hormis de lacunaires récits syndicaux, on ne dispose guère que d’enquêtes et de témoignages épars, d’accès souvent difficiles. Seuls tentèrent une synthèse ceux des sociologues et militants qui virent dans le mouvement de Mai la confirmation du rôle d’avant-garde de la « nouvelle classe ouvrière » et des couches techniciennes. Dans la mémoire collective, il ne reste alors, au-delà des expériences locales, que quelques idées très générales et le plus souvent erronées sur ce que fut l’attitude de la classe ouvrière en mai et juin 68. Quant au lien entre les mouvements ouvriers en Mai 68 et les expériences de la classe ouvrière dans la décennie précédente — depuis l’instauration, en 1958, de l’état fort gaulliste — le gouffre est également béant. C’est que cette liaison ne fonctionna que comme alibi pour tous ceux des dirigeants syndicaux dont l’objectif était de 29 minimiser le rôle de détonateur que joua la révolte étudiante par rapport au déclenchement des luttes ouvrières. Pour les autres, un tel souci devint alors d’emblée suspect : le signe évident de la volonté de minimiser la spontanéité des luttes de Mai. Aujourd’hui, pour tous ceux qui, loin des discours pompeux sur la « crise de civilisation », voient dans Mai 6 8 une étape de la lutte des classes, la date clé de la recomposition du mouvement ouvrier en France, pour tous ceux que concerne la manière dont s’articule l’ancien et le nouveau dans l’histoire ouvrière, il est temps aujourd’hui — dix ans plus tard — d’y regarder de plus près. I. Dix ans L’avènement de l’Etat fort Le 13 mai 1958, la classe ouvrière est défaite sans avoir combattu. Une partie de ses organisations traditionnelles — la majorité de la SFIO — appuie l’instauration du général De Gaulle et de la Ve République. 1 1 faut attendre 15 jours pour que la gauche manifeste contre le coup de force. Et c’est séparées que les organisations syndicales appellent à un arrêt de travail : la CGT le 27, la FEN et la CFTC le 28. Ceux-ci sont faiblement suivis. Ce ne sont pas là anecdotes et accidents : les conséquences de l'absence de riposte des organisations ouvrières sont au contraire profondes. Jamais la combativité ouvrière n’aura été aussi basse qu’en 1958 : 1 137 700 journées de grèves; il faut remonter à 1946 pour trouver plus bas. Aux législatives de 1958, les organisations ouvrières1 totalisent 27 % des suffrages, elles en comptaient 33 % en 1956. A lui seul, le PCF perd 6 % de ses suffrages, 1 600 000 voix. Que s’est-il passé ? Tant bien que mal, la démocratie parlementaire de la IV e République avait jusqu’alors fonctionné comme instance d’arbitrage entre les diverses couches de la bourgeoisie. Généralement, le capital financier arrivait sans trop de peine à obtenir un arbitrage favorable à ses intérêts. De plus, jusqu’à la moitié des années cinquante, ces arbitrages étaient ambigus : la guerre froide pesait lourdement, les premières vagues du « capitalisme du troisième âge » arrivaient en France mêlées aux nécessités de la reconstruction de l'économie après guerre. L’avènement de Krouchtchev et la politique de coexistence l. Nous avons comptabilisé l’Union des forces démocratiques, organisation pourtant composite, dans les voix ouvrières. 30 pacifique coïncident avec la nécessité urgente de profondes mutations technologiques, que symbolise fort bien le bip bip du premier spoutnik en septembre 1957. Ce n’est donc plus de « petits arbitrages » qui sont nécessaires pour la politique industrielle du capitalisme français. Or la tentative Mendès France — imposer ces mutations en respectant encore le cadre parlementaire — a échoué, et a échoué devant la résistance des multiples groupes de pressions, celui des bouilleurs de cru prenant en la matière valeur d'exemple. Il y a maintenant nécessité d’un État fort, qui au nom d’un pseudo arbitrage entre les classes, pourra imposer ses choix aux diverses couches de la bourgeoisie et opérer les mutations nécessaires. Et puis, il y a la guerre d’Algérie. Comment « sauver les meubles » c'est-à-dire garder le contrôle effectif du Sahara sans s’embourber dans une guerre qui commence à coûter cher ? C’est la question qui préoccupe des couches de plus en plus larges de la bourgeoisie, qui n’identifient pas leurs intérêts à ceux des colons d’Algérie et qui restent circonspectes devant l’évolution d’une partie de l’armée. Or la tentative de faire régler ce problème par l’intermédiaire d’une gauche « compréhensive » a échoué avec les tomates accueillant Guy Mollet à Alger, et avec l’ échec du Front républicain. Là aussi, la nécessité d’aller vers un État fort s’impose maintenant. Ce sont là les raisons qui expliquent l’avènement du gaullisme. Dans leur ensemble, les opposants de gauche n’y comprennent rien — les uns hurlent au fascisme, d’autres mènent bataille pour restaurer la IV 8 République, certains n’hésitent pas à écrire que le gaullisme ramène le pays « au temps du seigle et de la châtaigne2 ». A partir du 13 mai, la classe ouvrière organisée attend le fascisme tous les matins. Mais celui-ci n’arrive pas. Aussi, déboussolée par les analyses majoritaires dans la gauche, elle sera tentée d’accorder un minimum de crédibilité à ceux qui expliquent qu’en ralliant De Gaulle (Guy Mollet et la majorité de la SFIO) ils ont évité la guerre civile. Ce ne sont que de toutes petites minorités qui analysent dès ce moment le régime gaulliste autrement qu’en termes de parenthèse ou qu’en termes d’antichambre du fascisme : quelques 2. Georges Vedel, président du Comité des intellectuels pour la défense de la république, en octobre 1958. 31 intellectuels : E. M orin3, Serge Mallet4, de petits groupes comme le PCI5, et socialisme ou barbarie6, les uns et les autres en tirant d'ailleurs des conclusions opposées. Quelques années plus tard ils seront rejoints par le PSU, puis par Servin et Casanova au sein de la direction du PCF. Les premiers n’auront guère de poids dans la situation politique, les seconds seront très vite réduits au silence. C’est sur la passivité de la classe ouvrière que De Gaulle s’appuiera principalement pour réaliser à marches forcées en deux années, les principaux bouleversements économiques pour lesquels il avait été mis en place. Si les erreurs des directions ouvrières jouèrent le rôle décisif dans la passivité de la classe, des raisons objectives existaient également. Car l’année 1957 avait été désastreuse pour la classe ouvrière. Le coût de la vie est passé de 153 à 174,3 (indice officiel) ou de 196,7 à 226,1 (indice parisien CGT7 ). Le salaire net annuel moyen des ouvriers a diminué : de 154 à 150®. La dévaluation de 1958 permettra à De Gaulle d’opérer sa réorientation économique, non seulement en ménageant, mais en restaurant un niveau de vie meilleur pour la classe ouvrière9 : le coût de la vie, en deux ans, augmente en effet deux fois moins que pour la seule année 1957 (173,3 à 188,81 0 ). Le salaire net annuel moyen d’un ouvrier passe, lui, de 150 à 160. Parce que ces premiers arbitrages doivent se faire aux dépends des couches les plus archaïques de la bourgeoisie, De Gaulle a en effet un besoin vital de la neutralité ouvrière. Ces concessions, auxquels il adjoindra quelques symboles11, ne lui coûtent d’ailleurs pas cher, dans 3. Arguments, juin 1958. 4. Serge Mallet, les Temps modernes, juillet-août 1958, et plus largement «le gaullisme et la gauche ». 5. Quatrième Internationale, n° 3, juillet 1958. 6. Claude Lefort, Socialisme ou barbarie, juillet-août 1958. 7. Michel Freyssenet, les Conditions d'exploitation de ta force de travail, C.S.U., 1975, p. 125. 8. Ibid., p. 137. 9. .Branciard et Gonin écrivent («le Mouvement ouvrier», CFDT réflexions, p. 171): «de 1958 à I960, les opérations chirurgicales visant à redresser la situation économique provoquent un ralentissement de la croissance économique et un recul du pouvoir d'achat des salaires ». Les chiffres ne confirment pas cette thèse. 10. Ou n’augmente guère plus dans ces 2 années que pour la seule année 1957. selon l’indice CGT parisien. 11. Benoît Fraction sera invité à l’Élysée. 32 le contexte du coup de fouet donné à l’économie par la dévaluation1 2 . En effet, la marge d’exploitation monte jusqu’en 1960 (sauf pour le commerce qui baisse). Le rendement économique du capital fixe brut également : sauf pour les transports et les télécommunications et faiblement pour l’énergie, c’est-à-dire dans les secteurs où l’État prend directement en charge une grande partie de l'infrastructure indus trielle nouvelle, lourde et coûteuse. Cette mutation est facilitée par la diminution générale des impôts et uploads/Management/ jacques-kergoat-sous-la-plage-la-greve-1958-1968-critique-communiste-n0-23-mai-juin-1978-pp-29-86.pdf
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- Publié le Dec 29, 2021
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