Le re ve d’un naturaliste, ou Le Songe de Strindberg Sarah Migneron Université
Le re ve d’un naturaliste, ou Le Songe de Strindberg Sarah Migneron Université d’Ottawa En 1902, August Strindberg, reconnu jusqu’à cette époque en particulier pour ses œuvres dites « naturalistes1 », c’est-à-dire fondées sur la psychologie des personnages, sur la simplicité de l’appareil théâtral et sur l’unité de lieu, publie Le Songe. Une grande partie de ses contemporains, confrontés à un style dramatique inédit, se trouvent « déconcertés par le côté chaotique et irrationnel du texte » (Balzamo, p. 94). D’autres y voient justement un modèle à suivre, en une période où le naturalisme semble dominer la pensée et les arts : Le Songe 1 Notamment Le Père (1887), Mademoiselle Julie (1888) et Créanciers (1889). www.revue-analyses.org, vol. 3, nº 3, automne 2008 216 comme instauration d’une nouvelle forme artistique qui préfigurerait l’expressionnisme plutôt que de continuer le réalisme dans lequel les auteurs français du XIXe siècle étaient passés maîtres2. Pourtant, une étude approfondie de la pièce et des croyances de Strindberg à l’époque de sa création ainsi que de sa conception de l’écriture en général révèle un lien non négligeable entre ce dramaturge et les Balzac, Dumas et Hugo qui avaient vu dans la littérature un moyen de prouver, par l’entremise de la mimésis, le bien-fondé de certains savoirs en circulation à l’époque, mais rejetés par les institutions scientifiques officielles. Comme ces romanciers, Strindberg se situe à cheval entre les sciences dites « naturelles » et le surnaturel. Au cours des années 1890, il cesse d’écrire des pièces de théâtre et des romans pour se consacrer presque entièrement à ses recherches scientifiques (voir Sprinchorn, p. 10). Il publie des traités de botanique et de chimie; il s’abîme gravement les mains en essayant de créer de l’or à la manière des alchimistes; il étudie ce qu’il en viendra à appeler les « correspondances » à la suite de sa découverte de Swedenborg. Strindberg vit alors une véritable crise mystique, dont il rendra compte dans son roman autobiographique Inferno, publié en 18973. Tout au long de cette période, Strindberg est à la recherche de réponses, et ses incursions dans le monde des sciences naturelles, qu’il juge insuffisantes, le mènent petit à petit à se pencher sur des textes occultes comme sources de révélation ainsi que d’inspiration pour ses œuvres à venir. Ce 2 Pour de plus amples renseignements au sujet de l’expressionnisme, en particulier celui de Strindberg, voir l’étude de Dahlström (1965). 3 Voir Cedergren, 2008 pour une étude de la citation biblique dans l’œuvre de Strindberg, y compris dans Inferno. SARAH MIGNERON, « Le rêve d’un naturaliste, ou Le Songe de Strindberg » 217 qu’il nous présente dans Le Songe est donc sa conceptualisation du monde, issue de ses nombreuses lectures et réinterprétations de textes religieux (en particulier chrétiens et védiques), mystiques (ceux de Swedenborg et l’interprétation qu’en fait Balzac dans Séraphîta) et autres. Mais quel est cet univers peint par Strindberg et, surtout, y croit-il vraiment? Si oui, quels moyens emploie-t-il pour convaincre ses lecteurs de la validité de ce qu’il leur présente et dans quelle mesure ces moyens rappellent-ils ceux utilisés au cours de sa période manifestement naturaliste? Et, finalement, quelle est cette perception du rôle de l’écrivain qui lui permet de s’arroger le droit de professer ses nouvelles croyances? Voilà les questions auxquelles la présente étude tentera de répondre. La représentation du paranormal L’univers au sein duquel Strindberg plonge les personnages du Songe se veut une synthèse de tous ces « savoirs » paranormaux découverts au cours de la crise d’Inferno, en particulier l’alchimie, le mysticisme de Swedenborg et un certain nombre de croyances religieuses. L’intrigue se résume aisément : Agnès, fille du dieu védique Indra, est envoyée sur Terre pour constater la souffrance des hommes. Elle se promènera donc d’un décor à l’autre, accompagnée tour à tour par l’Officier, l’Avocat et le Poète, personnages qui lui servent de guides dans cette étude de la condition humaine. Les symboles alchimiques abondent tout au long de la pièce. Par exemple, dès l’une des premières scènes, Agnès doit délivrer l’Officier d’un château croissant. Les remparts de ce www.revue-analyses.org, vol. 3, nº 3, automne 2008 218 château, sur le toit duquel pousse un énorme bouton de fleur, sont couverts de fumier. Lorsque Agnès demande au Vitrier pourquoi les fleurs poussent sur la pourriture, ce dernier répond : « C’est parce qu’elles ont horreur de la saleté, alors elles s’en éloignent au plus vite pour se rapprocher de la lumière, éclore... et mourir » (Strindberg, 1986, p. 308). Selon Christian Milat4, il s’agit là d’une image de l’Œuvre au Noir alchimique. Au cours de la dernière scène, Agnès entrera dans ce château, qui prendra feu pour permettre à cet être divin de retourner d’où il vient, le feu symbolisant en alchimie la purification et constituant l’élément qui permet de créer de l’or à partir de métaux rudimentaires. De plus, les propos de nombreux personnages reposent sur des oxymores, facteur qui rappelle un des fondements de base de cette pseudo-science : la dualité, née de la disjonction de l’unité première. Par exemple, les trois guides d’Agnès opposent l’amour aux souffrances de la vie : AGNÈS : […] Pourquoi ces éternels gémissements? La vie n’a-t- elle donc aucune joie en réserve? L’AVOCAT : Si! L’amour! Ce qui est le plus doux mais aussi le plus amer. Femme et foyer! Ce qu’il y a de plus haut mais aussi de plus bas!... (p. 325) Un parallèle important est aussi établi entre les devoirs personnels et les devoirs moraux, ce que l’Avocat appelle avec ironie « les petites contradictions de la vie » (p. 362). 4 Christian Milat, « Philosophie alchimique et littérature », conférence prononcée dans le cadre du séminaire Mimésis et magnétisme : la littérature au service du paranormal (FRA 6741 : Littérature française du XIXe siècle, professeur : Maxime Prévost), Université d’Ottawa, 30 octobre 2006. SARAH MIGNERON, « Le rêve d’un naturaliste, ou Le Songe de Strindberg » 219 En outre, le conflit de base de la pièce repose en partie sur l’opposition entre le spirituel et le sensuel, ce que Swedenborg appelle, selon John Ward, le « spiritual-sensual self and the animal self5 » (p. 211). Ce critique compare aussi deux des décors centraux de la pièce, ceux de Beaurivage et de Mortegrève, à l’eschatologie présentée par le mystique suédois, le premier lieu représentant le paradis, cet endroit où, comme s’exclame l’Officier, « c’est l’été! Le soleil brille! Jeunesse, fleurs et enfants, chants et danses! C’est la fête, c’est la joie! » (p. 331), et le deuxième, l’enfer, où « des gens se livrent à des mouvements de rééducation physique à l’aide d’engins mécaniques qui ressemblent à des instruments de torture » (p. 332). La pièce contient aussi des exemples de ces fameuses correspondances qui ont hanté Strindberg tout au long de la crise d’Inferno et dont il trouve une explication chez Swedenborg. Celui qui rend le mieux le caractère mystique de l’œuvre est la correspondance de forme entre la grotte de Fingal, l’oreille et le coquillage. C’est ce rapport qui permet à Agnès de surnommer cet endroit « l’oreille d’Indra », en expliquant que c’est ici « que le roi des cieux écoute les plaintes des hommes » : N’as-tu jamais, quand tu étais enfant, porté un coquillage à ton oreille… pour entendre battre ton sang, écouter la rumeur de tes pensées et la rupture de milliers de petites fibres usées dans ton corps… Si c’est cela que tu entends dans cette petite coquille, imagine donc ce qu’on doit entendre dans la grande!... (p. 349) En religion védique, Indra, le père d’Agnès, représente le dieu de la foudre. Or, la pièce regorge non seulement de 5 Voir aussi p. 220-222 pour plus de détails sur la comparaison entre Mortegrève et Beaurivage. www.revue-analyses.org, vol. 3, nº 3, automne 2008 220 références au védisme, mais aussi au christianisme et au bouddhisme. Strindberg peint véritablement le portrait d’un monde où règnent les symboles religieux. L’exemple d’intertexte chrétien le plus frappant est sans doute celui d’Agnès, qui rappelle directement la figure que les personnages de la pièce appellent « le crucifié », c’est-à-dire Jésus. Les ressemblances de parcours entre ces présences divines abondent : toutes les deux sont envoyées sur Terre par leur père, un dieu tout-puissant, la première dans le but de déterminer si les plaintes des hommes sont fondées, la seconde pour apaiser la souffrance de ces derniers; toutes deux s’isoleront dans la nature pour réfléchir à leurs expériences terrestres; toutes deux seront condamnées pour leurs enseignements, etc. D’autres symboles chrétiens ponctuent la pièce, notamment la couronne d’épines qu’Agnès pose sur la tête de l’Avocat, le rédempteur marchant sur les eaux, les kyrie chantés par les personnages, etc. Or, l’explication du secret de l’existence que Strindberg place dans la bouche d’Agnès est inspirée directement des mythes védiques de la création : À l’origine des temps, avant que le soleil ne commence à briller sur toutes choses, Brahma, la force divine originelle, s’est laissé séduire par Maya, la mère du monde. Cette union entre uploads/Litterature/le-reve-d-un-naturaliste-ou-le-songe-de-strindberg.pdf
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- Publié le Dec 26, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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