1 Jean Grenier, de l’intime au secret Patrick Corneau L’art se dissimule grâce
1 Jean Grenier, de l’intime au secret Patrick Corneau L’art se dissimule grâce à son art même. Ovide, Métamorphoses. J’ai beaucoup rêvé d’arriver seul dans une ville étrangère, seul et dénué de tout. J’aurai vécu humblement, misérablement même. Avant tout j’aurai gardé le secret. Jean Grenier, Les Iles. Pour beaucoup, du moins ce qu’on appelle le « public cultivé », Jean Grenier (1898-1971) n’est que le professeur de Camus. Il a certes ses admirateurs dont plusieurs se sont demandés si l’œuvre du maître, restée dans l’ombre - même si elle fut auréolée du prestige de la NRF -, n’est pas plus profonde que celle de son illustre disciple. Malgré le Grand Prix National des Lettres qui lui fut décerné en 1969 pour une œuvre aussi complexe par la multiplicité de ses plans que polymorphe dans son expression (romans, essais, philosophie, esthétique, critique d’art, traductions, etc.), Jean Grenier reste l’auteur des Iles, livre lu et aimé par un cercle restreint. Un de ces livres rares (aujourd’hui on dirait « cultes ») dont la splendeur nue ouvre une porte au clair-obscur de l’esprit, une porte étroite qui mène à une sagesse de l’incertitude que Camus sut faire sienne1. A cela, il faut ajouter qu’en dépit de la simplicité et la grande limpidité d’un style sans apprêt, Grenier reste un écrivain souvent difficile à pénétrer en raison des subtilités de sa pensée travaillée en sous main de hantises et de scrupules continuels. N’appartenant à aucune école, échappant à toute classification, comme à toutes frontières politiques, morales ou intellectuelles, il a su faire de l’essai une forme d’expression d’autant plus déconcertante qu’elle ne prétend rien prouver et ne vise rien moins qu’à l’essentiel. Ne vouloir écrire que des livres où il ne se passe rien moins que… l’essentiel, c’est l’énigme de cette gageure que nous voudrions approcher à travers la figure du secret dont la constellation brille sur une œuvre exceptionnelle qui, semblant ne rien affirmer, nous munit de certitudes et qui, par un mélange de tendresse et de subtile ironie, parvient à bouleverser. Une pudeur obstinée Homme secret et réservé, chez qui la pudeur donnait du prix aux moindres choses, Jean Grenier était un homme fragile, inquiet, moins parce qu’il rejetait que parce qu’il aimait, 2 oscillant sans cesse entre les effets radieux d’une foi indicible, voire inavouable, et un doute profond dont il refusait le néant quotidien. Esprit lointain2 et retiré en lui-même, il faut guetter chez lui les aveux qui se produisent de façon furtive, au hasard d’une chronique, au détour d’une page ou à la faveur d’une conversation. Ainsi dans ses Entretiens avec Louis Foucher, il révèle soudain qu’il croit en Dieu3 ; il ne prononce pas ce nom, ce serait trop simple, mais il n’y a pas de doute, il s’agit bien de la foi en un être absolu. Voilà de quoi étonner ceux qui croyaient voir en lui un sceptique, et Louis Foucher, le premier, s’étonne : « Si tel est votre avis, pourquoi ne le faite-vous pas savoir dans vos livres ? » Jean Grenier a cette réponse qui provoque une nouvelle surprise : « J’ai toujours été retenu par l’idée que le sentiment religieux était du domaine privé et non du domaine public. » Bientôt, troisième révélation stupéfiante, il avoue « cette arrière-pensée qu’une croyance ne gagne rien à être partagée par beaucoup de personnes et même qu’elle y perd, étant donné que les hommes ne peuvent mettre en commun que ce qu’ils ont de moins élevé en eux »4. Ainsi peut-on soupçonner que, malgré son amour de la littérature, un livre restait pour lui le comble de l’impudeur et aussi de l’inutile5. Jean Grenier nous suggère par là que la voix de la vérité se distingue à peine du silence. La vérité lui semblait ne pas ressortir de l’affirmation et du discours ; elle ne pouvait guère se laisser pressentir que par un certain silence. Jean Grenier était trop intelligent pour prétendre avoir réponse à grand chose ; il savait qu’il est difficile de bien entendre les mots (il y faut un certain sens de la merveille) et que ce sont les mots mal compris qui font les discussions. Lorsqu’il eut à évoquer son œuvre, il fut pour le moins circonspect : « mon ‘œuvre’ ? Cette œuvre n’existe pas, il n’y en a que des indications (comme on dit pour une mise en scène) »6. En effet, qu’il parlât peinture, philosophie ou de la mort de son chat Mouloud, Jean Grenier était quelqu’un qui paraissait s’excuser de devoir parler. Ce n’était par excès de timidité ni sentiment d’une insuffisance dialectique, mais forme extrême de politesse et de pudeur7 : le refus d’imposer à son auditoire ou à ses lecteurs le poids des mots ; une non-violence du verbe comme il existe une non-violence du geste. Son idéal de professeur tel qu’a pu le rapporter un de ses anciens élèves était sans doute cet exemple qu’il évoque dans La Vie quotidienne : un 1 Si un humanisme tragique constitue leurs prémisses communes, elles obligeront Camus à devenir un moraliste. Là tient toute leur différence, qui moins que de deux pensées est celle de deux tempéraments. 2 « Mais non, je ne suis pas absent ; je suis présent (ailleurs) » in Lexique, Fata Morgana, 1981. 3 Entretiens avec Louis Foucher, Gallimard, 1969, pp. 64-65. 4 Ibid., p. 69. 5 Lui-même reconnaissait que sans les encouragements de Jean Paulhan, il n’eût peut-être jamais publié. 6 Correspondance Albert Camus – Jean Grenier, Gallimard, lettre 145 du 5 juin 1950, p. 159. 7 « Il est dur de s’arracher la peau - et moi je pense souvent : à quoi bon ? Cela m’empêche d’écrire ou de publier ce que j’ai écrit. » confiait-il à l’écrivain Roger Grenier. 3 brahmane, invité en Sorbonne à parler de la pensée de Ramakrishna, prit la position du lotus puis resta là, sans prononcer un mot, un quart d’heure, puis l’heure entière, « et plus il se taisait, plus il était écouté dans un silence religieux. »8 Attitude insolite, invraisemblable, à la limite incompréhensible à une époque où l’on prône l’expression de soi et la prise d’une parole soi-disant « spontanée », circulant d’autant mieux dans les réseaux de communication qu’elle serait davantage « libérée ». A rebours de cette verbosité amplifiée dans le fracas médiatique, la parole de Jean Grenier est une parole qui procède par doute, allusion et interrogation, parole fluente, secrète, qui avance « à pas de colombe »9 et n’aborde les questions essentielles que par le biais des expériences les plus simples, les plus immédiates, les plus quotidiennes : le tabac, le voyage, le parfum, le secret, la mort d’un chien… Pour ses élèves, il fut davantage un « excitant », un remueur de conscience qu’un pédagogue10. Jean Clair qui fut son étudiant peu avant mai 68 remarque que les notes qu’il prenait n’étaient pas tant le résumé d’un cours – que Grenier se refusait à donner – que les réflexions que sa parole provoquait en chaque auditeur, leur prolongement, leur retentissement singulier : non pas la clôture d’un enseignement qui se refermerait sur quelques mots définitifs, mais une ouverture à autre chose qu’à lui-même, une invitation à la « pensée de l’escalier »11 où affleurent les rapprochements féconds et les éclairages insolites. Nombre de lecteurs ont été déconcertés par un langage qui procède par litote, allusion, understatement, et tout entier d’une merveilleuse transparence qui, paradoxalement, ne se livre pas. Son écriture décontenance parce que la clarté de l’usage peut, par ses reflets, cacher la profondeur de ce qu’elle exprime. Comme l’avait fait remarquer Albert Camus dans l’hommage qu’il rendit à son ancien professeur en préfaçant une nouvelle édition des Iles en 1958, dans ce livre, « rien n’est vraiment dit », « il (Grenier) nous parle d’expériences simples et familières dans une langue sans apprêt apparent. Puis, il nous laisse traduire, chacun à notre convenance. A ces conditions seulement, l’art est un don, qui n’oblige pas ». C’est un fait, Jean Grenier n’exige rien de nous, il nous invite plutôt à une lecture complice, dans une tension herméneutique à la hauteur de cette voix à demi chuchotée, parole d’entre-deux, haletante, suspendue, anxieuse d’en trop dire, de trop se livrer, mais dans le même temps, soucieuse d’atteindre la zone du « juste assez », suggérant plus que proférant, essentiellement honnête, craignant de trahir sa fêlure, et ne se laissant faire et défaire, ne s’abandonnant qu’au contact, si j’ose avancer cette incongruité, d’un vide, d’une absence, d’un émerveillement. 8 La vie quotidienne, Paris, Gallimard. p. 112 9 Expression de Roger Grenier. 10 A. Camus l’appelait « l’initiateur » ou « le bon maître » (cf. Louis Guilloux, préface à Jacques, Calligrammes, 1979). 4 Il est arrivé à Jean Grenier de s’expliquer sur ce que pourrait être son « art poétique » : « Bien différente de la littérature des mots d’ordre est cette littérature des mots de passe qui sont changés chaque jour et qui ont plutôt pour but uploads/Litterature/jean-grenier-de-l-27intime-au-secret.pdf
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- Publié le Jul 19, 2021
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