FOUCAULT, DELEUZE ET LES SIMULACRES L’œuvre de Foucault et celle de Deleuze son
FOUCAULT, DELEUZE ET LES SIMULACRES L’œuvre de Foucault et celle de Deleuze sont strictement contemporaines : cela ne signifie pas seulement qu’elles appartiennent au même moment historique, qui est encore le nôtre, mais aussi, et d’abord, qu’elles se définissent par rapport à un champ problématique commun, où certains thèmes de leur réflexion et certaines de leurs opérations philosophiques ont pu se conjuguer sans nécessairement se confondre. C’est à l’intérieur d’un tel champ que Foucault et Deleuze pensent l’un avec l’autre, et non pas seulement l’un comme l’autre[1]. Nous voudrions dans cette étude revenir sur l’un des “points remarquables” à partir duquel s’est concrétisé cet apprentissage en commun de la pensée : il s’agit de la question du simulacre, telle qu’elle s’est proposée à l’attention de Foucault et de Deleuze au début des années soixante, en rapport direct avec l’œuvre singulière de Pierre Klossowski, œuvre à la fois littéraire [2] et philosophique [3] placée (entre autres) sous le signe de l’expérience et de la pensée nietzschéennes. Il s’agit pourtant moins ici de porter l’accent sur la relation triangulaire qui a pu se nouer entre ces trois penseurs (notamment à partir d’un certain “nietzschéisme” à la française) que de comprendre en quoi la notion de simulacre et l’expérience de pensée qu’elle implique ont pu nourrir et stimuler des projets philosophiques aussi hétérogènes et aussi profondément liés que, par exemple, Différence et répétition et Ceci n’est pas une pipe. Pour mettre au jour le champ problématique commun dans lequel de tels projets s’enracinent et à partir duquel ils ont pu se déployer, il faut sans doute partir des articles importants que Foucault et Deleuze ont consacrés, à un an d’intervalle, à l’œuvre de Klossowski [4] . Cette lecture croisée fera alors apparaître le nœud constitutif d’une réflexion approfondie sur le thème du simulacre [5] , qui devait déboucher ici sur l’élaboration d’une philosophie de la différence étayée sur une pensée de l’éternel retour, et là sur une interrogation radicale concernant les catégories du Même (similitude et ressemblance). Le moi dissous : Foucault et Deleuze lecteurs de Klossowki Au point de départ et de convergence des lectures de l’œuvre de Klossowski proposées par Foucault et Deleuze, il y a d’abord un intérêt profond pour les perspectives critiques ouvertes par la forme et le contenu même des récits de Klossowski en tant qu’ils prolongent les efforts d’une littérature transgressive (Sade, Bataille) tout en lui proposant un cadre inédit, complexe, où se croisent dans la forme de fictions inclassables les apports singuliers de la pensée nietzschéenne et de la tradition des Pères de l’Eglise (Tertullien, saint Augustin, Maître Eckhart, saint Thomas d’Aquin). Foucault souligne ainsi qu’en de tels récits, l’expérience chrétienne, héritière du dualisme et de la Gnose, se trouve confrontée à la “théophanie resplendissante des dieux grecs”[6] . Ce renversement anachronique, ce retour du dionysiaque dans la pensée binaire de la théologie chrétienne (Dieu/Diable, Bien/Mal), est notamment au cœur de la fable mythologique Le Bain de Diane, où Foucault pense saisir le “procédé” klossowskien, soit la matrice théorique et fictionnelle des autres récits. Dans cette fable sont en effet mis en scène les éléments constitutifs du simulacre klossowskien : “Diane pactise avec un démon intermédiaire entre les dieux et les hommes pour se manifester à Actéon. Par son corps aérien, le démon simule Diane dans sa théophanie et inspire à Actéon le désir et l’espoir insensé de posséder la déesse. Il devient l’imagination et le miroir de Diane”[7] . C’est à partir de ce jeu du désir et de l’imagination qu’Actéon accomplit sa propre métamorphose “en un bouc impur, frénétique et délicieusement profanateur”[8] . Klossowski se sert manifestement de cette fable mythologique pour opérer la jonction entre deux notions du simulacre : la première est celle qu’il emprunte à l’esthétique de la Rome tardive, où les simulacra désignaient ces statues ou effigies des divinités balisant le parcours de la ville, – effigies qui avaient selon Klossowski cette particularité qu’elles “déterminaient sexuellement les divinités qu’elles représentaient”[9]. De là la seconde acception du simulacre selon laquelle celui-ci ne propose pas seulement une reproduction à l’identique de ce qu’il “simule”, mais en trouble l’apparition par la mise au jour de sa part secrète, phantasmatique [10] : “Le simulacre au sens imitatif est actualisation de quelque chose d’incommunicable en soi ou d’irreprésentable : proprement le phantasme dans sa contrainte obsessionnelle. Pour en signaler la présence - faste ou néfaste - la fonction du simulacre est d’abord exorcisante ; mais pour exorciser l’obsession - le simulacre imite ce qu’il appréhende dans le phantasme” [11] . A la faveur de cette mimesis paradoxale, à la fois actualisante et exorcisante, le simulacre devient le point d’inversion des rapports du profane et du sacré. L’épiphanie païenne du divin communique avec l’imagerie chrétienne de la chute (désir, mort) en devenant son simulacre : la scène de Diane au bain vue par Actéon rejoue et exorcise le phantasme chrétien d’une chair sensuelle exposée aux regards et au désir, transgressant la Loi qui nous en interdit la vision[12] . Les simulacres de la Rome païenne ne se laissent ainsi déchiffrer qu’à partir de la conscience augustinienne-chrétienne de la faute, qu’ils hantent littéralement tel son propre phantasme inassouvi : “Ces dieux prennent plaisir à leur propre honte”[13] . Foucault cherche à retrouver dans sa lecture cette logique complexe du simulacre, compris comme opérateur d’une transgression, manifestation évanescente du rapport étroit qui lie, dans le même instant, la Limite et son franchissement[14] . D’où son intérêt pour Le Bain de Diane : le divin ne s’y manifeste que sous la forme d’un démon qui se fait passer pour lui et tire son pouvoir de séduction, de tentation, de cette ressemblance impure, “simulée” avec une divinité dont il matérialise ainsi l’“agitation invisible” en actualisant ses phantasmes. Dans ces conditions, “entre le Bouc ignoble qui se montre au Sabbat et la déesse vierge qui se dérobe dans la fraîcheur de l’eau, le jeu est inversé”[15] : à la faveur de l’insinuation d’un double démoniaque de la déesse, la tentation a changé de forme ; tenté par le spectacle du corps glorieux de son génie tutélaire, Actéon le chasseur devient victime de ses visions délirantes, piégé par son propre désir. Le jeu du simulacre dans Le Bain de Diane paraît ainsi exemplaire à Foucault de cette “expérience perdue depuis longtemps”[16] et avec laquelle pourtant les récits de Klossowski semblent renouer, à savoir une expérience trouble qui se rapproche de celle que Descartes a traversée avec l’hypothèse du Malin génie, et selon laquelle “le démon, ce n’est pas l’Autre, le pôle lointain de Dieu, l’Antithèse sans recours (ou presque), la mauvaise matière, mais plutôt quelque chose d’étrange, de déroutant qui laisse coi et sur place : le Même, l’exactement ressemblant”[17] . Le Bain de Diane forme alors comme la scène primitive et le récit sans cesse recommencé de cette sourde “complicité du divin avec le sacrilège” qui, à travers le prisme du paganisme romain, confronte à distance la théologie chrétienne aux “jeux périlleux de l’extrême similitude : Dieu qui ressemble si fort à Satan qui imite si bien Dieu”[18] . On voit alors à quoi tient l’intérêt de Foucault pour cette mise en scène, en lieu et place de la gigantomachie du Même et de l’Autre, de la “mince insinuation du Double”[19] dans le Même, dans l’identité, ou encore de la “venue simultanée du Même et de l’Autre (simuler, c’est originairement venir ensemble)”[20] . C’est que justement, en creusant l’identité des choses et des êtres, en y insinuant cet imperceptible décalage qui les fait passer hors d’eux-mêmes, le simulacre produit la rupture de toutes les formes d’identité constituées, et en particulier de l’identité du moi. Il représente pour l’essentiel cette opération de désidentification, de prolifération des masques ou des souffles qui ne recouvrent plus aucune détermination substantielle : “Roberte s’ouvre et […] le verrou de son identité saute”[21] . Dans Le Baphomet encore, le souffle est défini comme “une intimité, retournée en un dehors sans limites” [22] . Deleuze insiste particulièrement sur cette fonction dépersonnalisante, dissolvante du simulacre dont il va jusqu’à faire le principe de l’ensemble de l’œuvre de Klossowski : “Toute l’œuvre de Klossowski tend vers un but unique : assurer la perte de l’identité personnelle, dissoudre le moi, c’est le splendide trophée que les personnages de Klossowski rapportent d’un voyage au bout de la folie. […] Et le moi n’est dissolu que parce que, d’abord, il est dissous : non seulement le moi qui est regardé, qui perd son identité sous le regard, mais celui qui regarde et qui se met aussi hors de soi, qui se multiplie dans son regard” [23] . Ce voyage littéraire aux confins de l’identique, là où précisément, le Même s’écarte de soi et fait apparaître les figures étranges, brouillées de ses simulacres, correspond bien à l’expérience de pensée mise en scène dans Le Bain de Diane ou dans Les lois de l’hospitalité. L’identité n’y précède pas en effet ses simulations mais c’est du double que procède, comme par un effet d’optique, le Même uploads/Litterature/foucault-deleuze-et-les-simulacres.pdf
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- Publié le Fev 15, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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