Études Ricœuriennes / Ricœur Studies, Vol 6, No 1 (2015), pp. 57-72 ISSN 2155-1
Études Ricœuriennes / Ricœur Studies, Vol 6, No 1 (2015), pp. 57-72 ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2015.287 http://ricoeur.pitt.edu This work is licensed under a Creative Commons Attribution-Noncommercial-No Derivative Works 3.0 United States License. This journal is published by the University Library System of the University of Pittsburgh as part of its D-Scribe Digital Publishing Program, and is cosponsored by the University of Pittsburgh Press. Traduire le passé Enjeux et défis d’une opération historiographique Paul Marinescu Institut de Philosophie “Alexandru Dragomir,” Académie Roumaine Résumé: Cet article se propose de réfléchir sur les rapports possibles entre l’herméneutique de l’histoire et la théorie de la traduction, tels qu’ils sont développés, esquissés, voire suggérés par Paul Ricœur, en prenant comme point de départ la question de la traduction du passé. Il s’agirait de vérifier de cette manière si ce syntagme de « traduction du passé » – que l’on trouve dans son article de 1998 intitulé “La marque du passé” – peut constituer l’intitulé d’un programme cohérent de l’herméneutique ricœurienne de l’histoire ou s’il reste au niveau des métaphores qui invitent à un vague conceptuel facile. Mot-‐‑clés: Ricœur, traduction, passé, histoire, herméneutique. Abstract: The aim of this article is to think about possible connections between the hermeneutics of history and the theory of translation, as they were elaborated upon, outlined, perhaps even suggested by Paul Ricœur, taking as its point of departure the question of the translation of the past. This would establish whether the phrase “translation of the past” – that we find in his article of 1998 entitled, "ʺLa marque du passé"ʺ – could form the title of a coherent programme of a Ricoeurian hermeneutics of history or whether it would remain at the level of metaphors that invite an easy conceptual vagueness. Keywords: Ricœur, Translation, Past, History, Hermeneutics. Études Ricœuriennes / Ricœur Studies Vol 6, No 1 (2015) ISSN 2155-‐‑1162 (online) DOI 10.5195/errs.2015.287 http://ricoeur.pitt.edu Traduire le passé Enjeux et défis d’une opération historiographique Paul Marinescu Institut de Philosophie “Alexandru Dragomir,” Académie Roumaine Je me propose dans ce qui suit de réfléchir sur les rapports possibles entre l’herméneutique de l’histoire et la théorie de la traduction, tels qu’ils sont développés, esquissés, voire suggérés par Paul Ricœur, en prenant comme point de départ la question de la traduction du passé. Je voudrais vérifier de cette manière si ce syntagme de “traduction du passé” – que l’on trouve dans son article de 1998 intitulé “La marque du passé”1 – peut constituer l’intitulé d’un programme cohérent de l’herméneutique ricœurienne de l’histoire ou s’il reste au niveau des métaphores qui invitent à un vague conceptuel facile. Pour ce faire, je vais procéder d’abord à un parcours des réflexions de Ricœur sur la traduction, développées plutôt dans les années 1990, pour questionner ensuite l’extension du modèle de la traduction au rang de paradigme anthropologique, linguistique et politique de l’existence humaine que certains commentateurs ont pu identifier chez Ricœur; je tenterai enfin de conclure en m’interrogeant sur la portée et les défis que cette nouvelle opération historiographique adresse à la manière de faire l’histoire et d’envisager le temps historique. 1/ Bref parcours de la traduction Si l’on excepte l’expérience effective de la traduction des Ideen I de Husserl dans laquelle Ricœur s’est engagé dans les années de sa captivité en Pomeranie,2 on pourrait affirmer, sans risque de se tromper, que la traduction ne compte parmi ses thèmes privilégiés d’analyse qu’à partir des années 1990. Malgré l’importance indéniable que la traduction revêt pour le domaine de l’herméneutique (philosophique) dont Ricœur se voulait le théoricien en France, ce thème n’a pas connu dans ses Essais d’herméneutique (I et II) qui s’étendent à travers trois décennies (1960-‐‑ 1980) la même attention que celle accordée par contre au symbole, au texte ou à la narration. Ce n’est qu’avec l’article “Rhétorique, poétique, herméneutique”3 – publié en 1990 et repris ultérieurement dans le volume Lectures 2. La contrée des philosophes – que la traduction regagne peu à peu sa place méritée dans les réflexions herméneutiques de Ricœur. En effet, c’est ici que l’interprétation est définie par référence au processus de la traduction, prise au sens large du terme, en tant que transfert d’un “essentiel du sens” d’une culture à l’autre. Contre la mécompréhension suscitée par la distance historique et culturelle, l’herméneutique ricœurienne redécouvre la capacité de la traduction à “décontextualiser et recontextualiser” un sens transmis: c’est précisément par ce trait qu’elle peut servir de modèle à l’interprétation, dont le but ultime est de développer le “signifier plus” du texte.4 De la traduction en tant que modèle et, de plus, comme capacité du sujet, il est encore question dans un article paru deux ans plus tard et intitulé “Quel ethos nouveau pour l’Europe?”.5 Cette fois-‐‑ci, le contexte est différent: il ne s’agit plus de déterminer la particularité du redécrire Traduire le passé Études Ricœuriennes / Ricœur Studies Vol 6, No 1 (2015) ISSN 2155-‐‑1162 (online) DOI 10.5195/errs.2015.287 http://ricoeur.pitt.edu 58 herméneutique par rapport à l’argumenter de la rhétorique et au configurer de la poétique, mais de proposer – en réponse à la réalité politique d’une union européenne en quête de son unité – des “modèles d’intégration ayant à faire avec l’identité et l’altérité.”6 Au pardon et à l’échange des mémoires, Ricœur ajoute, en tête de la liste, le modèle de la traduction dans lequel il repère le geste de l’hospitalité linguistique comme trait essentiel à partir duquel un nouvel ethos de l’Europe pourrait être envisagé et élaboré.7 Retenons ici cette première occurrence du syntagme “hospitalité linguistique,” qui occupera une place centrale dans la théorie de la traduction de la fin des années 1990, et qui est pour le moment définie comme un “habiter chez l’autre, afin de le conduire chez soi à titre d’hôte invité.”8 Une méditation sur “L’universel et l’historique,” datant de 1996, pourrait également être prise pour un autre jalon important du parcours ricœurien de la traduction, car c’est ici qu’on retrouve, concentrées en quelques lignes, trois idées fondamentales qui serviront de base théorique aux articles recueillis dans le volume que l’on connaît tous – Sur la traduction. Comme le titre de l’article le suggère, la problématique est donnée par le caractère difficile de la conjonction de l’universel et de l’historique, surtout sur les plans éthiques, juridiques et politiques, là où l’on vise à formuler et à imposer des principes a priori contre et malgré la diversité “des contenus d’application”9 (héritages culturels, règles historiquement variables de la vie en commun, etc.). À l’encontre de cette tendance qui caractérise pleinement les théories de la justice distributive de J. Rawls et de l’éthique de la discussion de J. Habermas, Ricœur se propose de montrer à quel point l’universel et l’historique sont entremêlés, en prenant en considération trois articulations de la problématique morale: l’éthique de la vie bonne, la morale de l’obligation et la sagesse pratique. C’est dans ce dernier cas – qui suppose un “savoir appliquer” des normes universelles à des situations singulières – que la traduction est invoquée comme modèle: si elle en est un, elle l’est d’abord par sa capacité d’approcher la “fragmentation de l’univers linguistique,” “en l’absence de toute super langue.”10 Par cela, la traduction, entendue sans sa signification élargie, comme un dire sous le signe de l’autrement, est un “phénomène universel.” Mais il est important de souligner que cette universalité dont parle Ricœur tient, en frisant le paradoxe, à l’expérience effective de la traduction où l’on pratique l’hospitalité langagière: [S]ous le titre de la traduction, il s’agit d’un phénomène universel consistant à dire autrement le même message. Dans la traduction, le locuteur d’une langue se transfère dans l’univers linguistique d’un texte étranger. En retour, il accueille dans son espace linguistique la parole de l’autre. Ce phénomène d’hospitalité langagière peut servir de modèle à toute compréhension dans laquelle l’absence de ce qu’on pourrait appeler un tiers de survol met en jeu les mêmes opérateurs de transfert dans…, et d’accueil chez…, dont l’acte de traduction est le modèle.11 Par rapport à ces écrits où la traduction – prise plutôt au sens large du terme – ne semble faire qu’un objet fortuit des réflexions de Ricœur, les trois articles recueillis dans le volume Sur la traduction sont exclusivement consacrés à ce thème, en prêtant une attention particulière aux exigences et aux défis qui découlent de son acception restreinte. Ils se remarquent également par l’importance accordée aux appuis théoriques que la psychanalyse et l’épistémologie pourraient fournir à la pratique même de la traduction. Paul Marinescu Études Ricœuriennes / Ricœur Studies Vol 6, No 1 (2015) ISSN 2155-‐‑1162 (online) DOI 10.5195/errs.2015.287 http://ricoeur.pitt.edu 59 Pour ce qui est de l’apport de la psychanalyse à la “traductologie,”12 celui-‐‑ci se résume à l’emprunt de deux notions – le travail du souvenir et le travail de deuil – dont Ricœur se sert pour renvoyer respectivement aux résistances auxquelles le traducteur se heurte à travers son expérience et à la nécessité du traducteur de “renoncer à l’idéal de la traduction parfaite.”13 Des résistances, il y en a assez: la première catégorie tient à l’autosuffisance de chacune des deux langues appelées à communiquer uploads/Litterature/287-1123-2-pb.pdf
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- Publié le Apv 16, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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