Céline Vaguer L’Art de parler flou : prépositions & approximation 1 L’Art de pa

Céline Vaguer L’Art de parler flou : prépositions & approximation 1 L’Art de parler flou prépositions & approximation Céline Vaguer Université de Toulouse (Jean Jaurès) & Laboratoire CLLE-ERSS (CNRS UMR 5263) vaguer@univ-tlse2.fr En français moderne, l’évaluation approximative est susceptible de se faire au moyen de marqueurs diversifiés (mots simples, locutions, tournures diverses) 1 :  déterminants : {quelques + plusieurs + des + certaines + peu de + beaucoup de + tant de + tellement de + la plupart de} personnes, une poignée de, une foule de, un tas de, etc.  adverbes : environ, facilement 2, (tout) juste, presque, quasi, etc.  prépositions : entre, dans, de … à …, par, selon, sur, vers, etc.  noms : une {dizaine + centaine}, des millions, des siècles, etc.  locutions : à peine, à peu près, à peu de chose(s) près, autour de, au moins, aux alentours de, bien des, de l’ordre de, … et quelques, plus de, près de, quelque chose comme, etc. Les prépositions figurent donc parmi les moyens d’expression qui dénotent une certaine approximation. La notion d’approximation est entendue ici dans le sens d’une « représentation inexacte » (vs « représentation exacte »), d’une « estimation » par rapport à une référence donnée. Cette référence, qui sert de point de repère pour évaluer le degré de précision, peut être explicite (par la présence d’un nombre précis, par exemple) ou implicite (dépendant du contexte linguistique ou de la situation de discours, relevant d’un consensus social et/ou de la subjectivité du sujet parlant). Autrement dit, l’approximation est perçue lorsqu’une partie de l’information nécessaire fait défaut, lorsque les données sont « imprécises » (i.e. que l’exactitude, la précision attendue prototypiquement par la langue n’est pas manifestée). Lorsque les ouvrages de référence abordent la notion d’approximation (Wagner & Pinchon, Grevisse, Wilmet), c’est seulement parce qu’une forme, dans certaines constructions, est susceptible de l’illustrer : « sur sert à construire les compléments qui évoquent d’une manière approximative le point ou le moment de la durée par rapport auquel on situe un événement. » (Wagner & Pinchon, 1962 : 488) Certaines omissions apparaissent ainsi révélatrices du peu de cas accordé à l’expression de cette notion : M. Grevisse, s’il mentionne de … à …, dans les, vers parmi les structures susceptibles de dénoter une quantité approximative, oublie d’illustrer cet emploi à l’entrée de chacune des prépositions, et parmi les exemples concernant près de, nous en trouvons qui relèvent de l’approximation, mais qui ne sont pas mentionnés comme tels. D’autres (Riegel, Pellat & Rioul, Le Goffic, Wilmet) n’évoquent, quant à eux, à aucun moment la possibilité pour certaines prépositions d’avoir des emplois comme marqueur d’approximation. Or, ne pouvons-nous pas saisir une quelconque approximation dans les énoncés sous (1) : 1) Dernier jour à Paris que nous ne reverrons plus, avant longtemps. (Hoppenot, Journal 1918-1933, 2012) Je fais souvent un saut chez Elle dans la semaine. (Doubrovsky, Un Homme de passage, 2011) C’est comme si on se connaissait depuis des années… (Simonet, Les Carnets blancs, 2010) Un homme entre deux âges […], regard horizontal, mouvements mesurés. (Crocq, Une Jeunesse en Haute- Bretagne, 2011) J’ai pédalé, par là-bas. (Fallet, Le Vélo, 2013) Je compte parmi les heures les plus belles de ma vie celles de mes conversations philosophiques avec lui. (Artières, Vie et mort de Paul Gény, 2013) 1 Nous remercions Michèle Noailly et Philippe Planchon pour leurs remarques bienveillantes. 2 Voir Vaguer (2010). Céline Vaguer L’Art de parler flou : prépositions & approximation 2 À son retour, nous partirions en amoureux pour Paris. (Osmont, Éléments incontrôlés, 2012) Elle était pourtant plus que disponible. Trop, sans doute… (Arnaud, Qu’as-tu fait de tes frères, 2010 3) Je peux tout organiser, nous pourrions quitter Londres sous huitaine. (Levy, L’Étrange voyage de Monsieur Daldry, 2011) Une belle journée d’été s’annonçait sur Paris. (Simonet & Olivès, Marc Beltra, 2013) Antoine rentrait vers minuit, d’un ciné-club à Gennevilliers. (Garat, Pense à demain, 2010) C’est un fait : les grammaires privilégient les emplois spatio-temporels des prépositions. Or, la mise en discours fournit le moyen de les appréhender autrement et de mettre en évidence des emplois qui sont peu mentionnés, remarqués et étudiés. Cette recherche vise donc à identifier et recenser les prépositions simples qui sont susceptibles d’indiquer une approximation, d’une part, et à qualifier cette approximation par l’étude des constructions (distributionnelle, syntaxique et sémantique), d’autre part. Pour ce faire, nous nous sommes appuyée sur un corpus d’occurrences extraites de la base textuelle FRANTEXT 4. 1. Ces prépositions qui traduisent une certaine approximation Nous ne cherchons pas à être exhaustive dans ce tour d’horizon des prépositions simples 5 qui dénotent de l’approximation (dans le sens donné supra). Notre souhait est avant tout de mettre en évidence qu’il ne s’agit pas d’une valeur d’emploi marginale pour les prépositions du français et que celle-ci n’est pas à attribuer à la préposition seule, mais à la construction dans laquelle elle prend place et/ou à leur mise en discours.  après Après quatre ou cinq essais infructueux… La préposition après entre en construction avec deux Num coordonnés par ou, qui signalent les deux références entre lesquelles se situe la quantité. La préposition n’est pas répétée dans la coordination.  avant Avant longtemps, avant peu… La préposition avant introduit une imprécision temporelle du fait de l’absence explicite de terme à la durée évoquée.  dans La préposition dans apparaît comme marqueur d’évaluation approximative à la fin du XXe siècle (Vaguer 2003, 2005, 2012 ; Vaguer, Choi & Jeong 2005). Elle annonce une approximation spatiale (dans les environs de, dans les confins de…), temporelle (dans la semaine, dans quelques années, dans les années 70…) ou notionnelle (PJ possède dans les deux mille livres, dans l’ensemble 6…).  de… à De Paris à Toulouse… La tournure de… à… signale de façon très abstraite « le point de départ et celui d’arrivée » (Wartburg & Zumthor, 1958 : 362). Elle peut donc marquer une approximation spatiale mais aussi une approximation d’ordre temporel ou notionnel (de trente à quarante mille personnes se sont manifestés).  depuis La préposition depuis marque la continuité de l’action dans le temps, mais sans en préciser le terme (depuis des années, depuis longtemps, depuis peu, depuis un temps, depuis toujours). Pour marquer le terme de la durée, la langue emploie depuis… jusqu’à…, qui suppose « une forte insistance » (Wartburg & Zumthor, op. cit. : 375).  derrière La préposition projective derrière permet de délimiter un espace à l’intérieur duquel une position est identifiée « à partir d’une référence où serait supposé se trouver le regard du sujet parlant, mais orienté dans le sens opposé à l’axe du regard » (Charaudeau, 1992 : 431) : derrière des montages de livres, derrière moi. 3 Désormais mentionné sous (Arnaud) pour éviter les multiples répétitions et d’alourdir le texte. 4 Les occurrences sont exclusivement extraites du roman de Claude Arnaud, Qu’as-tu fait de tes frères, 2010. Elles sont complétées par des occurrences extraites d’autres textes du XXIe s. (période 2010-2015) ou par des citations empruntées à d’autres recherches pour illustrer, le cas échéant, des emplois non présents dans le roman de Claude Arnaud. 5 Voir la liste des 26 prépositions simples donnée par Melis (2003 : 105) : à, après, avant, avec, chez, contre, dans, de, depuis, derrière, dès, devant, en, entre, envers, hors, jusque, par, parmi, pendant, pour, sans, selon, sous, sur, vers. 6 Voir Lammert & Vassiliadou (2012). Céline Vaguer L’Art de parler flou : prépositions & approximation 3  devant La préposition projective devant permet de délimiter un espace à l’intérieur duquel une position est identifiée « à partir d’une référence où serait supposé se trouver le regard du sujet parlant, orienté vers l’avant dans le prolongement de ce regard » (Charaudeau, op. cit. : 430) : devant l’Odéon, devant moi, devant l’éternité.  en La préposition en marque de façon assez vague le temps où a lieu l’action (en été, en 1945, en Mai, en avance), là où la préposition à marquerait la précision temporelle (Il est arrivé à 16h). Dans certaines constructions, elle peut également dénoter une approximation spatiale (en direction de Billancourt, en arrière), notionnelle (en moi) ou discursive (en même temps 7, en attendant, en vérité, en principe, en partie, en deça, en quelque sorte, en tout cas…).  entre La préposition entre est un marqueur d’évaluation approximative. En effet, elle introduit un intervalle (spatial, temporel, notionnel), délimité par des bornes (choses, états, actions…) explicites ou supposées et servant de repère situationnel 8 (entre Concorde et Bastille, entre quatre et cinq heures, entre ces deux dates, entre trente et quarante ans, entre la vie et la mort).  jusque / jusqu’à Le sens lexical de jusque/jusqu’à impose « une limite, un seuil, une période qui ne sont pas dépassés, le terme d’une action » (Larousse) (Il se l’était toujours interdit jusque-là). Or, la construction [jusqu’à+Num] semble insister sur le fait que la limite imposée par jusqu’à est approximative (‘près de’, ‘plus ou moins’). Jusqu’à marque une extension sur la quantité 9.  par uploads/Litterature/ vaguer-actes-approximation-cerlico-2015-def.pdf

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