QUELQUES ODES DE HAFIZ TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS A. L. M. NIC
QUELQUES ODES DE HAFIZ TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS A. L. M. NICOLAS PREMIER DROGMAN DU CONSl I.AI GÉNÉRAI. DE FRANCE A SMÏRNE CET OUVRAGE A OBTENU UN PRIX AU CONCOURS DU MINISTERE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES POUR 1897. 45 ^vOk V^4» PARIS ERNEST LEROUX, EDITEUR 2S, RUE BONAPARTE, 28 1 898 -J^ <>j/* «-J^» *. t - «x« ~Js* -si-» ->|^ *»|^ *>f^" ^1^ *\v* AVERTISSEMENT Traduire un poète persan est œuvre essentiellement épineuse, que je n'eusse pas tentée si je n'avais été séduit par la beauté et l'élégance des vers, la richesse des images, la profondeur de la pensée et la contradiction qui semble exister entre le texte même et la signification qu'il lui faut donner. Je n'ai cependant pas douté un instant que mes forces ne fussent au-dessous de la tâche que je m'étais assignée : cette conviction m'a long- temps fait hésiter à présenter ce 1110- deste essai aux savants maîtres qui seront chargés de l'examiner, mais la bienveillance qu'ils ont témoignée à mon premier travail a levé mes der- niers scrupules. Il existe, en effet, deux méthodes à em- ployer pour traduire une œuvre étran- gère. L'une consiste à suivre l'auteur dans un mot à mot strict, qui rende le sens pour ainsi dire matériel du con- texte en une langue cependant suffisam- ment claire pour ne pas laisser prise aux erreurs. L'autre méthode recom- mande non plus une interprétation ser- vile, mais une paraphrase élégante, qui, tout en rendant les idées même du poète, les transcrive cependant avec des images nouvelles plus appropriées aux goûts des lecteurs nouveaux. La première de ces deux méthodes est, je crois, celle que l'on s'accorde gé- néralement à reconnaître comme la meil- leure, et j'eusse bien voulu m'y sou- mettre si la chose ne m'eût pas paru impossible. En effet, Hafiz, comme tous les poètes persans d'ailleurs, écrit avec une conci- sion qui fait le désespoir des Européens qui veulent le lire. La grande élégance, chez les maîtres de l'Iran, ne consiste pas dans une description minutieuse des scènes qu'ils présentent ou dans une explication détaillée des sentiments qui les animent. Il est à remarquer qu'en général les deux distiques d'un vers forment un sens complet et qu'on pour- rait, comme cela se fait dans tous les manuscrits, intervertir complètement l'ordre des vers dans une même ode sans rien leur retirer de leur valeur ou de leur signification. Enfermée dans ces bornes étroites, la pensée n'a plus, pour s'exprimer, qu'un petit nombre de mots à sa disposition. Il faut donc que ces — IV — mots fassent jaillir avec force du cerveau du lecteur l'idée ou l'image de la scène évoquée. Dans ces conditions, l'obscu- rité eût régné en souveraine maîtresse si le poète ne s'appuyait, pour nous guider, sur des jeux de mots ou sur des allusions constantes aux mœurs, aux idées, à la religion, à l'histoire de son pays. On concevra dès lors combien une traduction « fidèle » resterait au-dessous du texte primitif et présenterait peu d'agrément au lecteur européen. Mais, d'un autre côté, une paraphrase, ou, comme dit Voltaire, « une traduc- tion libre d'un texte souvent trop libre », ne donnerait aucune idée de l'originalité de l'œuvre et du mode de penser des Persans. La difficulté est donc réelle et l'écueil inévitable. Je n'en citerai que deux exemples bien caractéristiques, l'un em- prunté à Hafiz et l'autre à Sa'adi. La douzième ode renferme le vers que j'ai traduit ainsi : Oui tes lèvres, tes jo- lies lèvres étaient en droit de déverser sur les blessures brûlantes de mon cœur tout le sel dont elles sont empreintes. Le sel est, évidemment ici, les rail- leries ou le dédain qui accueillent les transports amoureux du poète. Ces rail- leries ou ce dédain augmentent en même temps et les douleurs et l'amour de notre auteur comme le sel appliqué sur une plaie vive exaspère la souffrance et empire le mal. L'interprétation est bien dans la note persane, et cependant j'ai trahi complètement la pensée de Hafiz. J'ai dénaturé le sens littéral et j'ai rem- placé une image par une autre. Que j'aie eu tort, j'en demeure convaincu, mais, cependant, je doute que l'on accueille avec aisance la ligure que je vais expli- quer ici. Il est d'usage courant de dire en VI Perse, pour exprimer une beauté qui séduit — « mon foie brûle », « mon foie est un rôti », — et encore, — j'en de- mande pardon au lecteur européen, cela veut-il dire : « rôti à la broche », Le rossignol de Ghiraz est certaine- ment, à notre point de vue, bien étrange, puisque le sens absolu de ce vers est : « Tes lèvres de rubis ont raison de se moquer d'un amoureux comme moi, car l'éclat de ta radieuse beauté est au-des- sus d'un mendiant de mon espèce; c'est donc à juste titre que tu railles, et pour pour moi tes railleries ont l'amertume du sel. Cependant ton amour me brûle comme le feu cuit une pièce de viande à la broche mise en sa présence. Tu le sais, à ce mets ainsi préparé il faut du sel pour en relever le goût. Ton œuvre n'eut donc pas été complète si tu ne m'avais accablé de tes dédains : complètement cuit et brûlé par ton amour, il ne man- VII quait que du sel au plat préparé par toi avec ma personne, eh bien, ce sel, tu Tas déversé sur moi avec tes railleries. » Cette comparaison peut-elle être ad- mise? Je ne le pense pas, pas plus d'ail- leurs que celle de Sa'adi qui s'écrie dans son Terdji Bend : « Je n'avais jamais vu la lune avec un chapeau, je n'avais ja- mais vu un cyprès habillé. » Réduite à ces proportions la traduc- tion n'évoque plus que l'idée d'une image grotesque indigne de la renom- mée de notre auteur. On sait que les Orientaux en général, et les Persans en particulier, sont fort amateurs de beau- tés plantureuses. Le critérium de leurs comparaisons réside justement dans la rondeur d'un visage trop bien portant rapprochée de celle de la lune à son qua- torzième jour. Ton visage ressemble à celui de la lune, s'écrient à chaque ins- tant nos poètes, et Sa'adi va plus loin : — VIII — « Tu es la lune même descendue sur la terre, dit-il, et j'ai vu ce miracle, la lune couverte des ornements d'une femme. » La taille est toujours comparée, pour l'élévation, la finesse et la flexibilité, à celle du cyprès, et, là encore, Saadi, transporté d'enthousiasme, dépasse l'exa- gération de ses confrères et trouve que son amoureuse est le cyprès lui-même fait femme et revêtue des habits de son sexe. L'œuvre du poète donne donc lieu à une foule d'interprétations différentes. Le charme, pour les Persans, réside pré- cisément dans cette rêverie qu'entraîne forcément la lecture d'une oeuvre poé- tique. La scène à peine ébauchée, le sentiment à peine exprimé laissent une liberté d'allures excessive à l'ima- gination vagabonde. Le lecteur se laisse entraîner aux souvenirs, aux rêves, aux aspirations de son âme. Il est sans cesse ramené aux scènes de la vie qu'il a vécue et entre personnellement en jeu au milieu des larges mailles de ce filet, alors que, d'un autre côté, les allusions amoureuses à la Divinité s'adaptent pour lui à chaque instant de son exis- tence. Les lisant dans un moment où ses sens parlent plus haut que son ima- gination, il se soucie fort peu du mysti- cisme qui les enveloppe et se laisse entraîner sur la pente rapide de l'amour charnel ; préoccupé au contraire de pen- sées élevées, rassasié pour un moment des excès ou des plaisirs de ce bas- monde, il s'exalte alors a l'idée de cet amour divin et trouve, en réalité, dans la même page, le poison et l'antidote '. i. M. Anatole France exprime avec tant de pré- cision les idées que je tâche d'indiquer ici, que je ne puis m'empècher de citer ce passage du Jardin d'Épicure : « Quand on lit un livre, on le lit comme on veut, on en lit uu plutôt on y lit ce Et maintenant quel moyen choisir pour rendre exactement la pensée des poètes de l'Iran? Traduire mot à mot qu'on veut. Le livre laisse tout à faire à l'imagina- tion. Aussi les esprits rudes et communs n'y pren- nent-ils, pour la plupart, qu'un pâle et froid plai- sir. Le théâtre, au contraire, fait tout voir et dis- pense de rien imaginer. C'est pourquoi il contente le plus grand nombre. C'est aussi pourquoi il plaît médiocrement aux esprits rêveurs et méditatifs. Ceux-là n'aiment les idées que pour le prolonge- ment qu'ils leur donnent et pour l'écho mélodieux qu'elles éveillent en eux-mêmes. Ils n'ont que faire dans un théâtre et préfèrent au plaisir passif du spectacle le plaisir actif de la lecture. Qu'est-ce qu'un livre? Une suite de petits signes. Rien de plus. C'est au lecteur à tirer lui-même les uploads/Litterature/ quelques-ode-de-hafiz-pdf.pdf
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- Publié le Apv 03, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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