LA POÉSIE DU BRÉSIL du XVIe au XXe siècle Choix & présentation de Max de Carval
LA POÉSIE DU BRÉSIL du XVIe au XXe siècle Choix & présentation de Max de Carvalho ANTHOLOGIE TRADUITE PAR MAX DE CARVALHO EN COLLABORATION AVEC MAGALI DE CARVALHO & FRANÇOISE BEAUCAMP & AVEC LA PARTICIPATION D’ARIANE WITKOWSKI, ISABEL MEYRELLES, INÊS OSEKI-DÉPRÉ, PATRICK QUILLIER & MICHEL RIAUDEL – édition bilingue – Chandeigne 5 L’ÎLE BRÉSIL L’Île, nul ne l’a trouvée car nous la savions tous. Dans les yeux mêmes brillait une claire géographie. Jorge de Lima, Invention d’Orphée On désigna sous le nom de Parnasses, au moment de l’éclosion du romantisme au Brésil à partir des années 1830, les premiers flori- lèges conçus par quelques lettrés soucieux de préserver de la perte et de l’oubli des œuvres souvent manuscrites1 qui, réchappées aux dégradations de toute sorte et à l’incurie générale sommeillaient dans les archives des bibliothèques conventuelles, de sociétés litté- raires disparues, de collections privées. Ces recueils prirent encore le titre suggestif d’« Harmonies », de « Méandre », de « Mosaïque »2... Leurs auteurs soulignaient les réussites de ces reliques, insistant sur les singularités qui chaque fois plus sensiblement distinguèrent une naissante poésie brésilienne de sa matrice portugaise. Ces initiatives fondatrices forment ce qu’on a appelé le canon poétique national3. Au moment d’offrir au lecteur français une vue perspective des origines au XXe siècle, notre situation n’est pas sans quelque rapport avec celle de ces lointains prédécesseurs. À plus de cent cinquante ans de distance, nous partageons leur double souci de préservation et de révélation, quoique transposé à une édition bilingue enrichie de nombreuses voix d’une portée universelle déjà. En effet, malgré un réel intérêt manifesté au fil du temps par des publications régulières, le lecteur français ignore aujourd’hui à peu près tout d’une poésie pour laquelle aucune anthologie générale traduite n’est plus dispo- nible en dehors des bibliothèques et des librairies d’ancien 1. Pourtant, rien n’eût été plus simple que de tenir pour négligeable l’essentiel de la production poétique au Brésil jusqu’au romantisme, depuis ses premières manifestations seiziémistes et baroques, puis classiques qui, aux temps coloniaux vont de précurseurs isolés comme José de Anchieta et Bento Teixeira aux bucoliques arcadiens de la Pléiade ultramarine, à la fin du XVIIIe siècle, en passant par le cercle informel de l’« école bahianaise » d’inspiration gongoriste, les académies aux noms évocateurs tels que l’Académie des Oubliés, celle des Renaissants, celle des Rares ou Excellents, et quelques soli- taires comme Antônio José da Silva, dit « le Juif », ou le franciscain Manuel de Santa Maria Itaparica. Qu’un moine obscur, que tel chantre anonyme d’une île de beauté manquât à notre panorama, on m’en aurait moins tenu rigueur encore en France de l’avoir oublié qu’au Brésil de m’en être souvenu. Oui, rien n’eût été plus simple que de suivre cette pente déclive invariablement cadencée par les deux temps du panégyrique et du discrédit, mesure d’une même inattention ; on pouvait même étendre au romantisme et bien au-delà, jusqu’aux époques contemporaines qui sait ? ces fumées de vaine gloire et leur ombre de désaveu. Cependant, je me sentais d’autant moins enclin à partager ce point de vue que, m’adressant à un lecteur étranger j’étais dans l’obligation de revisiter – et ce dès l’enfance de son art – une tradition pluriséculaire. Je ne pouvais pas même recourir à une troisième voie, disons médiane, suggérée par certains exégètes, qui consiste à n’envisager les textes anciens que sous l’aspect de leur valeur documentaire : un tel angle de vue n’intéresse que les sciences humaines. En somme, un grain de sable s’insinuait dans le mécanisme de longue date huilé où l’éloge infondé alternait avec la condamnation sans appel, un grain de sable que Jorge Luis Borges (qui me confiait du reste qu’un génie endormi dans une reliure poussiéreuse peut s’éveiller d’un rayonnage, si dans le silence des siècles la main de quelque Aladin bibliophile l’en retire à l’improviste pour le feuilleter) 6 appelait jouissance littéraire. Et tout le mal que l’on en pouvait penser ayant été dit sur la poésie brésilienne, j’étais libre désormais de n’y chercher que le meilleur, certain que celui-ci a existé d’emblée, comme une mystérieuse écriture, dans le déploiement de ses fastes. Anabase Dès lors il fallut se résoudre à entreprendre une anabase qui n’aurait plus pour modalité l’espace, mais le temps ; à pénétrer jusqu’au cœur de cet arrière-pays qui seul intéresse la poésie et sa traduction, en se dépouillant de tout présupposé pour parvenir, au terme de patientes explorations de reconnaissance, aux conclusions esthétiques qui ont dicté mes choix. Pour cela, je voulus lire et relire avec un regard aussi neuf que possible jusqu’aux exclamations naïves de cette parole en archipel qui émaille d’autant d’îles les silves de l’euphorie native : célébration d’une démesure rythmée par la splendeur des paysages ; catalogues émerveillés exaltant la saveur du monde et de ses fruits à travers les descriptions d’une flore et d’une faune souvent incon- nues, des topographies scandées de mots indiens ; affirmation, très tôt, d’une supériorité naturelle sur le Vieux Continent, inaugurant une tendance plus tard désignée sous le nom d’ufanismo1, que le romantisme au XIXe puis les avant-gardes du XXe siècle théoriseront de diverses manières. Tout, en un vertige des sens propice, semblait condamner le poète du Brésil à l’exubérance de sa nature, à la volupté de l’expérience exo- tique qu’elle induisait. Nommant, ce barde originel semblait dire : «Voyez, ainsi sont ces choses, elles se suffisent et je leur prête, moi, le premier à parler, mon timbre et mon accent. Mon chant, sans doute, est encore mal assuré, mais ces parfums et ces couleurs que je mêle en une lente et monotone récitation leur tiennent lieu d’art, et le grain de ma voix se confond avec l’âme d’un pays peu à peu révélé par ses magnificences, voix qui monte du fond des âges, tantôt en hymne à la création, tantôt en géorgiques tropicales. Je suis ce que je 7 nomme de ce théâtre inaugural. » Ainsi se cristallisait d’emblée la vision de paradis prophétisée depuis des siècles (j’y viens), révélée par la Découverte et promise à une fortune qui dure encore. Ce dévoilement auquel je vouais moi aussi mon entreprise éclai- rait d’un jour nouveau la piquante formule d’un moderniste célèbre, l’« anthropophage » Oswald de Andrade : « Nous sommes brésiliens depuis la Prosopopée 1. » Je pouvais faire un sort à l’inévitable inter- rogation sur l’origine de la poésie brésilienne : «À quel moment et par qui cette poésie écrite commence-t-elle? » Question qui entraîne aussitôt celles d’identité, d’appartenance, celle aussi de la justesse des partis pris retenus. Est-il licite d’inclure dans cette lignée des auteurs nés en Europe ? La langue portugaise est-elle un critère absolu ? Le peu que l’on connaisse de la poésie amérindienne trans- mise a-t-il sa place dans un panorama national ? Un Brésilien ayant passé sa vie au Portugal ou dans un autre pays d’Europe n’appartient- il pas plutôt aux littératures étrangères ? etc. Sans oublier les biogra- phies fantaisistes ni les vies brèves plus ou moins imaginaires, les attributions litigieuses, les apocryphes... Mais dans cette hypothèse que j’avance d’une entité Brésil pre- mière, je compléterai le mot et la pensée d’Oswald de Andrade par l’affirmation suivante : « Le Brésil estprosopopée. » Pero Vaz de Caminha, auteur de la célèbre lettre relatant au roi du Portugal Manuel Ier la découverte faite par la flotte de Pedro Álvares Cabral en avril 1500, n’a qu’à décrire ce qu’il a sous les yeux pour qu’à son insu une prose poétique s’exhale de l’intense beauté de cette nature vierge aux pro- portions gigantesques. Au fond, je devais me placer dans un état de disponibilité proche de celui qui animerait un homme confronté à une nouveauté esthé- tique radicale, et il me semblait discerner une paradoxale commu- nauté de nature entre la résistance que présentent certaines œuvres, à leur création, et cette protection – écorce ou enveloppe – qui s’est reformée après un temps d’accueil et de réception autour de l’œuvre ancienne désormais oubliée, rejetée, devenue lettre morte. Je dis cela parce qu’on n’a pas manqué de reprocher aux initiateurs des époques luso-brésiliennes, comme on devait d’ailleurs le faire 8 pour nombre de poètes nationaux ultérieurs, une médiocrité qui leur conférait dans le meilleur des cas le statut d’imitateurs plus ou moins serviles des maîtres européens, en premier lieu Camões pour les anciens. Qui nierait ces emprunts, pour ne pas dire plus ? C’est oublier que la notion même de plagiat telle que nous l’appréhendons aujourd’hui était alors inconnue, et superflue l’invention d’une quel- conque anthropophagie littéraire qui en justifiât le bon droit. C’est ainsi que l’on a pu nier toute originalité et tout intérêt, jusqu’à ré - cemment, à tant de poètes que la dépendance politique de leur pays vouait à une servitude intellectuelle et esthétique. Or, si l’on excepte les tartuferies obligées des académies littéraires du XVIIIe siècle, des œuvres décriées par l’ennui qu’elles inspireraient au lecteur parais- sent enluminées de singulières beautés, illuminées de soleils certes fugaces, mais dont l’éclat augurait d’un avenir uploads/Litterature/ prefacio-e-titulo-dos-poemas-la-poesie-du-bresil.pdf
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- Publié le Jan 07, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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