L es attentats terroristes des dernières années ont remis la question du fana-

L es attentats terroristes des dernières années ont remis la question du fana- tisme religieux au cœur des préoccupa- tions des sociétés occidentales. En écri- vant son roman Alamut, publié en 1938, l’écrivain slovène Vladimir Bartol a voulu mettre en garde ses contemporains contre les dangers du fanatisme nazi et fasciste. Alamut est un roman historique sur Hassan Ibn Saba, le fondateur de la secte des Assassins en Perse. Au XIe siècle, ils ont semé la terreur au Moyen- Orient par des attentats-suicides qui ressemblent à ceux que l’on voit aujourd’hui. Les Assassins s’inté- graient à un village, à une ville, à une cour royale; ils pouvaient même fonder une famille et fréquenter pen- dant des années leur victime avant de passer à l’ac- tion. Au lieu de voitures piégées et d’avions détournés, les Assassins utilisaient des poignards et ils se suici- daient en absorbant une forte dose de poison dès qu’ils avaient réussi à remplir leur mission. À l’automne Le roman Alamut de Vladimir Bartol : des rapports troublants avec l’Histoire Robert Marquis Marquis, Robert. « Le roman Alamut de Vladimir Bartol : des rapports troublants avec l’Histoire », Les écritures de l'Histoire, Postures, n° 10, 2008, p. 129 à 139. Postures numéro 10 130 2001, le journaliste André Clavel a d’ailleurs intitulé un article portant sur Ala- mut « Ben Laden : mode d’emploi » (Clavel, 2001). Bien qu’Alamut soit un texte de fiction, il se déroule dans un passé connu et il comporte de nombreux éléments véridiques que nous soulignerons ici. Parce que l’histoire de Hassan Ibn Saba et des Ismaéliens était lacunaire et qu’elle se présentait sous forme de documents épars, Vladimir Bartol a été obligé de mélanger une part de fiction aux faits avérés afin de former un récit qui se tient comme un tout. Les caractéristiques du genre « roman his- torique » ont permis à l’auteur d’effectuer une fusion entre l’Histoire et la fic- tion, et d’exprimer ainsi une réflexion sur le sens de l’Histoire qui est encore pertinente aujourd’hui. Vladimir Bartol et Alamut Vladimir Bartol, né à Trieste en 1903, fut témoin de la prise de pouvoir des régimes fascistes en Europe. Le roman Alamut, qu’il mit dix ans à écrire, fut publié dans l’indifférence générale, à la veille du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Paradoxalement, ce roman historique a paru déphasé par rapport à l’actualité aux yeux de ses contemporains. Pourtant, bien qu’il se déroule au tournant du XIe siècle en Perse, ce récit est une dénonciation explicite des dictatures de son époque. Vladimir Bartol avait d’ail- leurs dédié, par dérision, son roman à Mussolini. Longtemps oublié, Alamut a été redécouvert à la fin des années quatre-vingt lorsqu’il a été traduit en plu- sieurs langues. Son auteur, mort en 1967, n’a pu connaître le succès tardif de son œuvre, à laquelle certains événements récents ont donné une tournure prémonitoire. L’Histoire allait remettre Alamut à l’avant-scène grâce au curieux « flair » de l’auteur quant au choix du lieu et du temps où il campait son « dictateur idéal », ainsi qu’à sa fine analyse de la manipulation des foules par l’usage de la terreur. Bien que les figures de Mussolini et d’Hitler aient inspiré l’auteur dans la construction de son « dictateur idéal », comme l’a souligné Jean-Pierre Sicre, le personnage de Hassan Ibn Saba apparaît plu- tôt comme l’« inventeur des commandos-suicide et [le] premier théoricien “actif” du terrorisme politico-religieux » (Sicre, 1988, p. 8). Alamut se déroule donc en Perse au XIe siècle et met en scène la secte chiite des Ismaéliens qui lutte contre le pouvoir des sultans seldjoukides de Bagdad, ces derniers régnaient alors sur un vaste Empire. On a donné plus tard aux membres de cette secte le nom d’« Assassins » et, selon la légende, leur chef Hassan Ibn Saba, aussi appelé « le Vieux de la Montagne », droguait ses plus fidèles partisans, les fedayins, avec du hachisch. Il leur faisait croire ensuite qu’ils se réveillaient au paradis, lequel était en réalité un jardin qu’il entretenait en secret derrière la forteresse d’Alamut et créé à partir de toutes les caractéristiques du paradis évoquées dans le Coran. Hassan Ibn Saba Le roman Alamut de Vladimir Bartol : des rapports troublants avec l’Histoire 131 possédait ainsi un grand pouvoir sur ses fedayins, qui étaient prêts à tout pour retrouver ce paradis qui leur était promis s’ils mouraient en martyrs pour cause ismaélienne. La fiction et l’histoire Un roman historique comme Alamut peut combler les lacunes de l’His- toire : les livres sur les Ismaéliens sont rares et « cela s’explique peut-être par le fait qu’il s’agissait d’une communauté minoritaire sans cette dimension territoriale et institutionnelle dont l’historien médiéval avait besoin pour concevoir et écrire l’histoire » (Lewis, 1984, p. 53). Par ailleurs, selon Bernard Lewis, si les informations au sujet des Ismaéliens qui nous sont parvenues sont incomplètes et souvent contradictoires, cela tient du fait qu’ils formaient une véritable société secrète « fondée sur un système de serments et d’initia- tions, et sur une hiérarchie du rang et de la connaissance » (ibid., p. 86). Afin de pallier ce manque historiographique, Vladimir Bartol s’est inspiré de ce qui se déroulait sous ses yeux à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, Alamut est aussi le fruit de recherches minutieuses et comporte de nombreux éléments historiques. Par exemple, le roman abonde en réfé- rences géographiques cohérentes, l’auteur utilisant plutôt les anciennes dénominations des villes ou des lieux, même s’ils ont changé de nom depuis le XIe siècle. Les notes en bas de page nous informent de leurs noms actuels. Parmi les documents qui proviennent de la forteresse d’Alamut et que l’on peut consulter encore aujourd’hui, se trouve une « liste d’honneur » des assas- sinats du XIe siècle, avec les noms des victimes et de leurs assassins. Les noms que l’on trouve sur cette liste concordent avec ce qui est raconté dans Alamut. Alors que l’Empire seldjoukide est aux prises avec une guerre de succession, l’alliance conclue dans le roman entre Hassan Ibn Saba et le sultan Barkiyaruq semble véridique puisque plusieurs ennemis de Barkiyaruq se trouvent sur cette liste. Par contre, l’histoire du pacte entre Omar Hayyam, Hassan Ibn Saba et Nizam al-Mulk, alors qu’ils étaient « condisciples », n’est pas véridique : « Pour la plupart des chercheurs modernes, ce récit pittoresque est une fable […]. » (Ibid., p. 77). T ous les faits racontés à ce propos dans le roman sont cependant relatés tels quels dans de nombreux écrits perses et font partie de la légende entourant Hassan Ibn Saba. Si on considère les recherches appro- fondies effectuées par Vladimir Bartol, on peut supposer qu’il ne devait pas ignorer la vérité et qu’il a plutôt choisi délibérément de mettre en scène cette légende. L’auteur y combine donc des éléments historiques et des éléments légendaires comme c’est le cas avec les jardins secrets derrière Alamut et la consommation de hachisch par les Assassins. Au XIIIe siècle, Marco Polo rapportait dans ses écrits ce qu’on lui avait raconté sur Alamut au cours de ses voyages. Il évoque l’existence de jardins Postures numéro 10 132 remplis de jeunes filles derrière la forteresse d’Alamut, c’est-à-dire le « para- dis », où Hassan Ibn Saba aurait amené ses fedayins. Ces éléments apparte- naient à la légende des Ismaéliens; par contre, Marco Polo ne précise pas qu’ils sont légendaires. On ne retrouve nulle attestation de ce « faux paradis » dans les écrits des Ismaéliens d’Alamut, c’est seulement dans des textes tar- difs, influencés par la légende, que cette idée est exprimée. D’autre part, cer- tains indices remettent en question la crédibilité de Marco Polo sur le sujet : En appelant Assassins les Ismaïliens de Perse et le Vieux leur chef, Marco Polo, ou le rédacteur de son livre, utilisait des termes déjà répandus en Europe. Mais ceux-ci venaient de Syrie et non de Perse. En effet, il ressort clairement de sources arabes et persanes que le mot « assassin » […] s’appli- quait seulement aux Ismaïliens de Syrie et ne désigna jamais ceux de la Perse ou de tout autre pays. Le titre de « Vieux de la Montagne » était éga- lement syrien. Pour les Ismaïliens, il était naturel d’appeler leur chef le Vieux ou l’Ancien […], terme de respect répandu chez les musulmans. La désignation spécifique le « Vieux de la Montagne » semble cependant n’avoir été utilisée qu’en Syrie et peut-être même seulement par les croisés, car aucun des textes arabes de l’époque connus à ce jour n’en fait mention. (Ibid., p. 42-43.) L’utilisation du hachisch n’est pas non plus confirmée par les écrits des Ismaéliens et il est très peu probable que cette drogue ait servi à faire croire aux fedayins qu’ils se trouvaient au paradis. L’usage récréatif du hachisch était déjà répandu en Perse et en Syrie à cette époque, et ses effets étaient connus. C’est pourtant le mot arabe hachîchi, littéralement « consommateur de hachisch », qu’on retrouve dans les récits de uploads/Litterature/ marquis-le-roman-alamut.pdf

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