Du même auteur aux Éditions Stock Les e n fa n ts de m inuit, 1983 L a h o n te
Du même auteur aux Éditions Stock Les e n fa n ts de m inuit, 1983 L a h o n te, 1984 Le so u rire d u ja g u a r, 1987 H a r o u n e t l a m e r d es h is to ire s , 1991 SALMAN RUSHDIE LES VERSETS SATANIQUES Traduit de l’ anglais par A. Nasier CHRISTIAN BOURGOIS ÉDITEUR © Salman Rushdie 1988 et © Christian Bourgois éditeur 1989 ISBN 2-267-00725-8 Pour Marianne Satan, ainsi réduit à l’état de vagabondage et d’errance chaotique, est sans abri sûr; bien qu’il ait, d’après sa nature angélique, une sorte d’empire dans le flux liquide ou l’air, une part de son châtiment est qu’il reste sans domicile ni lieu fixe, où il puisse poser le pied. Daniel Defoe, L'Histoire du diable. L ’ ange Gibreel I 1 « Pour renaître, chantait Gibreel Farishta en tombant des cieux, il faut d’abord mourir. Ho, hi! Avant de se poser sur le sein de la terre, il faut d’abord voler. Tat-taa! Takadoum! Comment sourire à nouveau, si l’on ne veut pas pleurer d’abord? Comment remporter l’amour de celle qu’on aime, monsieur, sans un soupir? Si tu veux renaître, baba...» Juste avant l’aube d’un matin d’hiver, celle du jour de l’an ou environ, deux hommes réels, adultes et vivants tom baient d’une hauteur vertigineuse, de huit mille huit cent quarante huit mètres, vers la Manche, sans disposer de para chutes ni d’ailes, dans un ciel clair. « Je te le dis, tu vas mourir, je te le dis, je te le dis » ‘, et ainsi donc sous une lune d’albâtre, jusqu’à ce qu’un cri immense traverse la nuit, «Va au diable avec tes chan sons ! », les mots restèrent suspendus comme des cristaux dans la nuit glacée et blanche, « dans les films, tu n’as fait que mimer des chanteurs en play-back, aussi épargne-moi ce bruit d’enfer.» Gibreel, le soliste à la voix fausse, faisait des cabrioles dans le clair de lune en chantant son impromptu, il nageait dans l’air, en brasse papillon, en brasse, il se roulait en boule, tendant bras et jambes dans la quasi-infinité de cette quasi-aube, en posture héraldique de l’aigle éployée, ram pant, couchant, piquant légèrement contre la gravitation. Maintenant, il roulait heureux, vers la voix sardónique. «Ohé, Salad baba, c’est toi. Comment ça va-ho, camara- deu... » À quoi, l’autre, une ombre délicate, qui tombait la tête la première, en costume gris dont tous les boutons 1. « I tell you, you must die, I tell you... », Brecht, Mahagony. (N.d.T.) 13 étaient boutonnés, les bras collés au corps, considérant comme garantie la présence improbable d’un chapeau melon sur sa tête, grimaça comme celui qui n’aime pas qu’on lui fasse porter le chapeau. «Hé! Chamcha», hurla Gibreel, en lâchant le vent d’une seconde grimace à l’envers. «À nous deux Londres. Nous voici! Ces salauds en bas ne savent pas ce qui leur tombe sur la tête. Un météore, la foudre ou la vengeance de Dieu. Nous tombons des nues. Dharraaamm! Vlan! Quelle entrée, ouais. Je le jure : ploc! » Tomber des nues : une énorme explosion, un big bang, suivi d’étoiles filantes. Un commencement universel, l’écho miniature de la naissance du temps... Le jumbo jet Bostan, vol AI-420, explosa sans prévenir, très haut au-dessus de la cité grande, magnifique, pourrissante, blanche comme la neige et illuminée de Mahagony, Babylone, Alphabille. Mais je dois signaler que Gibreel lui avait déjà donné son nom : Londres proprement dit, capitale de Vilayet, clignait, cligno tait, hochait dans la nuit. Tandis qu’à des hauteurs hima- layennes, un soleil bref et prématuré perçait dans l’air pur et poudreux de janvier, un spot s’éteignit sur les écrans radar, et l’air pur se remplit de corps, qui descendaient de l’Éverest de la catastrophe vers la pâleur laiteuse de la mer. Qui suis-je? Qui d’autre se trouve ici? L’avion se cassa en deux, comme une cosse libérant ses pois, un œuf révélant son mystère. Deux acteurs, le fringant Gibreel, et Mr Saladin Chamcha, boutonné et aux lèvres pincées, tombaient comme des brins de tabac d’un vieux cigare cassé. Au-dessus, derrière, en dessous, dans le vide, il y avait des sièges à dossier inclinable, des casques stéréo, des chariots à boissons, des sacs pour vomir, des cartes de débarquement, des jeux vidéo détaxés, des casquettes tres sées, des gobelets en carton, des couvertures, des masques à oxygène. Aussi - car il n’y avait pas seulement quelques émigrants à bord, oui, mais une grande quantité d’épouses questionnées par des fonctionnaires des douanes raison nables et qui ne faisaient que leur boulot, sur la longueur et les signes particuliers des parties génitales de leur mari, et plus d’enfants qu’il n’en fallait dont la légitimité était raison nablement mise en doute par le gouvernement britannique - mêlés aux restes de l’appareil, également fragmentés, égale 14 ment absurdes, flottaient les débris de l’âme, des souvenirs brisés, des mues d’êtres, des langues maternelles section nées, des secrets violés, des plaisanteries intraduisibles, des avenirs anéantis, des amours perdues, le sens oublié de mots creux et ronflants, le pays, l’appartenance, la famille. Ren dus un peu stupides par l’explosion, Gibreel et Saladin plon geaient comme des paquets qu’aurait laissé tomber le bec ouvert d’une cigogne négligente et, parce que Chamcha tom bait la tête la première, dans la position recommandée aux enfants pour entrer dans le canal de la naissance, il commença à ressentir une sourde irritation du refus que manifestait son compagnon de tomber de la façon correcte. Saladin fendait l’air avec le nez, tandis que Farishta embras sait l’air, le serrait avec ses bras et ses jambes, un acteur tourmenté qui s’agitait sans aucune technique de contrôle. En dessous, couvert par les nuages, attendant leur entrée, le courant lent et congelé du Canal Anglais, la zone désignée de leur réincarnation aquatique. « Oh, mes chaussures sont japonaises », chanta Gibreel, en traduisant l’ancienne chanson en anglais, en déférence semi-consciente au pays d’accueil qui montait vers eux. « Ce pantalon est anglais, s’il vous plaît. Sur ma tête, un chapeau rouge de Russie; et malgré ça mon cœur est indien. » Les nuages venaient vers eux en gros bouillons, et peut-être à cause de cette grande mystification de cumulus et de cumulo-nimbus, les puissants nuages annonciateurs d’orage qui se dressaient comme des marteaux dans l’aube, ou peut- être à cause de la chanson (l’un se donnant en spectacle, l’autre sifflant la représentation), ou de leur délire qui leur épargnait de prévoir l’imminent... mais quelle que soit la raison, les deux hommes, Gibreelsaladin et Farishtacham- cha, condamnés à cette chute angélicodiabolique sans fin mais finissante, ne se rendirent pas compte du moment auquel commença le processus de leur transmutation. Mutation? Oui m’sieur, mais pas au hasard. Là-haut, dans l’air, dans cet espace imperceptible et mou qui avait été rendu possible par ce siècle et qui, à son tour, avait rendu ce siècle possible, devenant un de ces lieux définis, le lieu du mouvement et de la guerre, le rétrécisseur de planète et le videur de pouvoir, la plus dangereuse et la plus transitoire des zones, illusoire, 15 discontinue, métamorphique - parce que quand on lance quelque chose en l’air tout devient possible - tout là-haut, de toute façon, des changements se produisaient chez ces acteurs délirants qui auraient réchauffe le cœur du vieux M. Lamarck : sous la pression d’un environnement extrême, on acquiert des caractéristiques. Quelles caractéristiques? Doucement; crois-tu que la Création se fait comme ça? Alors, la révélation non plus... regarde-les tous les deux. Tu ne remarques rien d’anormal? Deux hommes de couleur qui tombent, rien de neuf dans tout ça, tu vas dire ; ils sont montés trop haut, pour péter au- dessus d’eux-mêmes, ils ont volé trop près du soleil, c’est ça? Ce n’est pas ça. Ecoute: Mr Saladin Chamcha, effrayé par les bruits sortant de la bouche de Gibreel Farishta, répondit par des vers de son cru. Ce que Farishta entendit flotter dans le ciel improbable de la nuit était, aussi, une vieille chanson, paroles de Mr James Thomson, dix-sept cent, dix-sept cent quarante- huitr «... aux ordres du Ciel... », Chamcha chantait au tra vers de lèvres que le froid rendait chauvinement rouge- blancbleu, «... se dressan-ant sur l’azu-ur de la plaine marine ». Farishta, horrifié, chanta de plus en plus fort ses chaussures japonaises, ses chapeaux russes et ses cœurs inviolés du sous-continent, mais il fut incapable d’arrêter le récital fou de Saladin: «Et les an-anges gardiens enton naient l’antienne divine.» Regardons les choses en face : il leur était impossible de s’entendre l’un l’autre et encore moins de se parler et de s’affronter en chansons. Accélérant vers la planète, l’air hur lant autour d’eux, comment auraient-ils pu? Mais regardons aussi cela en face: ils le faisaient. Ils tombaient dans l’azur, et le froid de l’hiver, givrant leurs cils et menaçant de geler leur cœur, était sur le point de les tirer de leur rêve uploads/Litterature/ les-versets-sataniques-salman-rushdie.pdf
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- Publié le Sep 13, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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