Littérature Le retour de l'emblème Gisèle Mathieu-Castellani Citer ce document
Littérature Le retour de l'emblème Gisèle Mathieu-Castellani Citer ce document / Cite this document : Mathieu-Castellani Gisèle. Le retour de l'emblème. In: Littérature, n°78, 1990. Anatomie de l'emblème. pp. 3-10. doi : 10.3406/litt.1990.1522 http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1990_num_78_2_1522 Document généré le 25/09/2015 L'ART D'ACCOMMODER LES RESTES Gisèle Mathieu-Castellani , Université Paris VIII LE RETOUR DE L'EMBLÈME Longtemps négligé par les recherches littéraires, rejeté dans le champ (fertile) des histoires de l'art et de la décoration, ou abandonné sur les étagères des bibliothèques d'édification, le livret d'emblèmes, classé au rayon de l'infra-littérature, jaunissait au soleil de l'oubli ou du mépris. Feuilleté parfois par une main oisive, il rougissait alors de ne dispenser à son lecteur que les affligeantes sentences d'un humanisme mou (Mort inévitable, Le monde instable) distribuant sans compter la menue monnaie d'une humble sagesse (De tribulation vient prospérité...) ou les bribes d'un savoir sans prestige (Subtilité vaut mieux que force, Douce parole rompt ire...), et de ne lui offrir que de pauvres vers de mirliton, égrenant leurs rimes sans surprise (port/mort, richesses/liesses, femmes/infâmes...) en de conventionnelles épigrammes propres à rebuter l'amateur de poèmes le moins exigeant... Seule prime de plaisir, l'image, prise entre ces deux couches de textes ; mais qui, passé l'âge des sucreries et des bonbons, s'intéresserait à ces naïves illustrations, à ces allégories fanées ? Et voici pourtant que l'Emblème fait retour ! Des colloques, des numéros spéciaux de revues, des livres, des publications régulières comme Emblematica, des équipes de recherche qui se constituent un peu partout dans la vieille Europe et outre- Atlantique, signalent cette « mode ». A ce nouvel engouement je vois plusieurs raisons. D'abord, sans doute, le renouvellement de l'histoire, de l'histoire des mentalités, des cultures et des civilisations, nous incite, comme l'observe ici même Daniel Russell, à ne plus négliger ces traces concrètes d'une mens symbolica qui, en proie à la pulsion analogique, travaille dans ces représentations la mise en équivalence de codes divers, et s'efforce de transposer en signes figuratifs un contenu notionnel ou conceptuel. Mais aussi le renouvellement de l'histoire de la rhétorique, sortie du ghetto des figures tropes et non-tropes où l'enfermait le démon de la taxinomie, pour s'ouvrir à une théorie de la communication et au champ problématique du langage, nous invite de façon pressante à saisir dans l'emblème un « genre de discours », avatar de l'éloquence persuasive, et à analyser la hiérarchie des fonctions du langage qu'il met en jeu dans sa structure même ; chacun des éléments y a sa visée propre, la « brève tranche » des sentences « point » l'esprit et pique la curiosité, la douceur délectable de la poésie adoucit les oreilles, tandis que la « peinture » repaît les yeux... Celle-ci remplirait une fonction phatique, faisant office de signal et s'assurant du contact, tandis que la glose épigrammatique aurait une fonction métalinguistique (éclaircir les codes), et le discours sentencieux une fonction conative. L'emblème tiendrait ainsi du persuasif, empruntant à l'éloquence traditionnelle ses visées, conciliarejdelectarejmovere ; l'esprit, les oreilles, les yeux, le cœur seraient sollicités par le concert des codes se conjuguant pour plaire et instruire, instruire en plaisant selon l'antique topos. L'image serait ce medium efficace dans le procès de communication, chargé non seulement de séduire, mais d'ouvrir l'accès à la compréhension de l'in visible/intelligible... Mais peut-être existe-t-il encore une autre route pour nous ramener vers l'Emblème. Celui-ci, on le sait, se compose de parties mobiles, de fragments détachables, dont la réunion et la connexion restent virtuelles, en principe réalisées dans la composition bi- tri- ou quadripartite qui postule l'univocité et la convergence des signes, en réalité frappées d'instabilité. Soit que le motto annexe, parfois en la détournant sans scrupules, une citation d'ailleurs venue (du fonds culturel commun à un humanisme en partie « vulgarisé ») ; soit que l'image émigré, jeune voyageuse au lourd passé iconique, de tel livre à tel opuscule, de tel atelier à telle écritoire. La rencontre du texte et de la peinture n'est pas aussi concertée qu'elle le semble d'abord : à tel bois gravé s'ajustent sans trop de peine maintes sentences, à telle « inscription » convient plus d'une illustration. Du hasard et de la nécessité, qui fera le partage ? L'activité de l'emblématiste est de recyclage, et sa devise non écrite pourrait bien être : « Ça peut toujours servir ». En notre époque de bricolage intensif, où un titre de film (La vie est un long fleuve tranquille), de livre (Dieu existe Je l'ai rencontré), voire une formule échappée à une plume journalistique trop légère (« Sublime. Forcément sublime »), sont immédiatement récupérés et recyclés, où la réécriture fait des ravages (combien de petits monstres a engendrés l'agrammaticalité célinienne D'un château l'autre, qui eût dû pour mainte raison tomber dans l'oubli), en cette époque d'intertextualité à tout- va, où la poésie emprunte à la publicité ses armes, et où la publicité se cache sous la robe trouée de l'art, on n'est pas mécontent, on est même plutôt content, de découvrir dans l'emblématique l'art subtil d'accommoder les restes, comme on dit en code culinaire (bourgeois), ou de réinvestir de nouveaux contenus dans d'anciennes structures, comme on dirait en code ethnologique (savant). L'Emblème en effet témoigne bien de cette activité de bricolage qui donne du sens, un sens autre, comme le montre ici François Cornilliat, à ce qui, réadapté, réajusté, vient toujours d'ailleurs, de la sagesse populaire, du grand livre de la Culture humaniste, des Anciens, ou des Modernes : C'est ce livret qui contient cent Emblèmes, Autorités, Sentences, Apophtegmes, Anatomie de l'emblème PICTOGRAMME OU IDÉOGRAMME ? De bien lettrés, comme Plutarque et autres, Et toutefois il en y a des nôtres Grand quantité, aussi de nos amis... (Corrozet, Hécatomgraphié) II ne faudrait point toutefois que notre frivolité d'exégètes sans illusion nous empêche de saisir l'importance de certains enjeux. L'Emblème pose question trop sérieusement à notre civilisation éprise de pictogrammes (dans les toilettes des aéroports modernes, ces figurines habillées à la mode 1900, combien de regrettables erreurs de parcours ont-elles à se reprocher ! Et ce petit bonhomme vert qui prend ses jambes à son cou, pourquoi n'indiquerait-il pas, plutôt que la sortie, le stade ou la cour de récréation ?), pour qu'on l'abandonne aux seuls érudits, aux maniaques du filigrane ou aux bibliophiles fétichistes. C'est en fait toute la problématique occidentale de la représentation que l'Emblème met en scène dans son organisation, et dans les postulats épistémologiques qui la soutiennent. Et de cette problématique, nous sommes encore les héritiers, jusque dans les trouvailles les plus surprenantes de notre modernité, comme le suggère si bien Edmond Couchot lorsqu'il montre que l'image de synthèse prolonge d'une certaine manière les préoccupations de la Renaissance, figurant un invisible intelligible, programmant l'invisible... A la Renaissance, on ne représente que pour signifier, comme le disent à l'envi Ripa dans son Iconologia et nombre de théoriciens des XVIe et XVIIe siècles, et l'image représentant un objet du monde sensible signifie en même temps l'idée, le concept ou la notion que symbolise conventionnellement cet objet. C'est pourquoi, par parenthèse, la « peinture » ne saurait être « vaine » au moins dans l'Emblème. Représenter! Signifier : du côté du destinateur, le trajet prescrit de la signification (supposée antérieure à toute parole iconique ou textuelle, déjà construite par la doxa, « déjà là »), à la représentation (elle-même strictement codifiée, et ressortissant à la symbolique conventionnelle) suppose une « théorie » au moins implicite de l'image comme medium, supposé plus efficace que la lettre. Du côté du destinataire, le trajet inverse de la représentation à la signification (à cette Somme de devoirs et de savoirs que dispense la « sentence » et que glose l'épigramme) impose une réflexion sur les codes figuratifs, et sur le statut des figurants en tant que tropes (métonymie, synecdoque, métaphore). Bien que ce trajet soit parfaitement balisé, voire banalisé, et que le texte contrôle fermement le message iconique, il n'est pas exclu qu'ici ou là, comme le montrent Simone Perrier à propos des Emblèmes de Montenay, et Chantai Liaroutzos pour les Blasons domestiques de Corrozet, une autre lecture s'impose, qu'une équivoque s'installe, que l'énoncé se déstabilise... Offrant ainsi au pervers lecteur, traquant la contradiction, la discordance, voire l'aporie, un plaisir inattendu. Le plus grand risque de dérapage vient sans doute du conflit potentiel entre le statut théorique de l'illustration, qui sans se LA PULSION PICTOGRAPHIQUE borner à « orner » le texte doit en principe à la fois préparer sa réception et transposer son contenu dans des codes figuratifs, et une pratique qui tend à accorder quelque autonomie à l'image, et ne contrôle pas toujours les effets perturbateurs du bricolage intertextuel. L'Emblème lorsqu'il « prend » la peinture entre deux couches de « paroles », l'emprisonnant dans le réseau sentencieux, ne la propose que comme voie d'accès paisible au monde supérieur des Idées : un premier message (incomplet), un avant-message, une propédeutique à la Beauté et à la Vérité dispensées par la lettre. Lisible au reste comme un discours, à la seule condition que soient perçus ses codes, strictement conventionnels, uploads/Litterature/ le-retour-de-l-x27-embleme.pdf
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- Publié le Sep 05, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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