26/04/2020 1/5 Dossier: Destin Le destin dans le mythe grec et l'éthique du par
26/04/2020 1/5 Dossier: Destin Le destin dans le mythe grec et l'éthique du partage Christophe Paillard La loi de partage que les dieux ont conçue pour les hommes n'est pas celle de l'égalité: au lieu de l'immortalité en partage, ils ont une «part de mort». Dans l'épopée homérique et le mythe grec, le destin se dit «moïra», terme signifiant littéralement la «part», le «lot» ou la «portion» échus à chacun en fonction de sa nature et de son statut social. Il a pour synonyme «aïsa», qui exprime la même idée. Récurrente dans l'Iliade, la Moïra Thanatos, Parque de mort, signifie donc la «part de mort» qui incombe à l'homme par opposition aux dieux ayant reçu l'immortalité en partage (1). Par-delà le caractère anecdotique de l'étymologie, le fait que les Grecs aient pensé le destin en termes de partition révèle leur conception du sacré et, plus encore, de la justice et des rapports sociaux. Le mythe présente les dieux des origines sous le rapport de l'égoïsme, qu'on peut justement caractériser comme le refus du partage. Exprimant ce qui est implicite chez Homère, la Théogonie d'Hésiode décrit l'instauration du pouvoir de Zeus comme un progrès du chaos originel vers la lumineuse justice du règne olympien, c'est-à-dire de l'indivision égoïste de l'univers vers sa partition équitable. Infanticides, les dieux des commencements, qu'il s'agisse d'Ouranos ou de son fils Cronos, figurent la tyrannie au sens d'un égocentrisme se refusant à reconnaître l'altérité et à lui rendre ce qui lui est dû. Ces dieux sont tyranniques dans la mesure où ils ne consentent pas à partager avec autrui, fût-ce avec leurs enfants qu'ils dévorent aussitôt nés. Ambitionnant de conserver le monde comme un lot unique sous leur joug despotique, ils incarnent la figure de l'injustice. Si la vertu cardinale des Grecs est la mesure ou le respect des limites - pan métron ou «de la mesure en toutes choses» que traduit la devise «jamais trop» -, le péché par excellence est l'hybris, orgueil ou appétit démesuré. L'hybris est fondamentalement transgression de la partition destinale: elle est le fait de vouloir plus que sa part et de prétendre par là-même s'accaparer celle d'autrui. Outrecuidance et spoliation d'autrui, elle est démesure en tant que dépassement de la mesure impartie à chacun par le destin. Elle a pour châtiment la némésis, vengeance divine qui a pour conséquence de faire se rétracter l'orgueilleux à l'intérieur de ses limites. Hérodote résume bien ce trait fondamental de la morale traditionnelle des Grecs. «Regarde les animaux qui sont d'une taille exceptionnelle: le ciel les foudroie et ne les laisse pas jouir de leur supériorité; mais les petits n'excitent point sa jalousie. Regarde les maisons les plus hautes, et les arbres aussi: sur eux descend la foudre, car le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure» (2). Or, Zeus incarne la justice dans l'exacte mesure où il accepte le destin, c'est-à-dire la loi de partage. Contrairement à son père Cronos ou à son grand-père Ouranos, il instaure un ordre d'équité en reconnaissant le droit de ses pairs à la part qui leur est due. À travers le partage divin du monde entre les trois grands Cronides, le XVe livre de l'Iliade présente ce mythe constitutif du règne olympien. Comme l'expose Poseidon, «nous sommes trois, nés de Cronos et de Rhéa, trois frères: Zeus, puis moi, puis, le troisième Hadès, qui règne sur les morts. Du monde on fit trois parts (moirae), pour que chacun de nous obtînt son apanage. Moi, le sort m'a donné d'habiter pour jamais la mer blanche d'écume. Hadès reçut en lot les brumeuses ténèbres, et Zeus, le vaste ciel, l'éther et les nuages. Mais tous trois en commun, nous possédons la terre et l'Olympe élevé» (3). L'ordre et la justice sont instaurés par la loi de partage. Ne nous y trompons pas. Il n'est nullement question ici d'égalité mais seulement d'équité (4). Les trois lots ne sont pas égaux. À l'aîné revient le ciel prestigieux, au puîné les flots 26/04/2020 2/5 tumulteux et au cadet la part maudite, la part infernale. Il faudra attendre l'avènement de la démocratie athénienne pour que l'idée d'un partage entre égaux voie le jour, comme chez Athénée de Naucratis par exemple. En dépit de cette inégalité, la reconnaissance des droits de ses pairs par Zeus institue une rupture par rapport à la tyrannie d'Ouranos et de Cronos. L'univers voit le jour sous une forme stable dès lors qu'il y a partage, et donc reconnaissance de l'altérité: le destin est à la fois partition et châtiment de ceux qui refusent cette partition. Zeus échappe au sort tragique d'Ouranos et de Cronos en mettant un terme à l'indivision égoïste du monde. Ce partage auquel il consent marque le passage de la tyrannie à la souveraineté, que symbolisent les deux généalogies du destin dans la Théogonie. «Implacables vengeresses» (5), les Parques qui étaient filles de «Nuit» deviennent sous le règne olympien les filles de Zeus et de Thémis, déesse de l'Equité et de la Justice (6). Loi de vengeance aveugle, le destin se transforme en loi de justice en tant que respect du partage. Divinités destinales, les Euménides d'Eschyle expriment cette même transformation sous l'égide d'Athéna: les Parques deviennent les «déesses des justes partages» (7). Toute la société grecque, son éthique et ses rapports sociaux s'expriment à partir de cette intuition fondamentale du destin conçu comme partition (8). Cela est vrai du mythe, le destin étant la loi qui régit les rapports qui lient les hommes aux dieux et les hommes entre eux. Il n'est pas exagéré de dire que l'Iliade et l'Odyssée peuvent s'interpréter à la lumière du couple transgression du partage/rétribution destinale, c'est-à- dire du couple hybris/némésis. Quel est le thème de l'Iliade sinon la colère d'Achille, colère redoublant celle de Ménélas? Pâris s'est emparé de la belle Hélène, femme de Ménélas, comme Agamemnon s'est emparé de Briséis, captive d'Achille. Le premier rapt scelle la guerre des Grecs et des Troyens et le second la querelle des Grecs. Comme l'hybris a pour sanction la némésis, la spoliation de la part d'autrui a pour sanction fatale le conflit, la discorde et la division. Contraint de restituer sa «part» de butin, la captive Briséis, à Apollon et à son prêtre, Agamemnon réclame en compensation la «part» d'Achille: «je consens à la rendre, car je veux le salut de l'armée, non sa perte. Mais procurez-moi vite une autre part d'honneur: que je ne sois pas seul, parmi tous les Argiens, dépouillé de mon lot. Cela ne saurait être. Car vous le voyez tous, ma part au loin s'en va» (9). Achille a beau lui rétorquer: «Comment les Achéens au grand coeur pourront-ils te donner une part? Nous n'avons en réserve aucun trésor commun, puisqu'il fut partagé tout entier, le butin tiré des villes prises», Agamemnon abuse de son autorité: «Non, non, n'essaye pas de ruser avec moi, malgré tout ton courage, Achille égal aux dieux! Tu ne pourras ni m'abuser, ni me convaincre. Désires-tu, quand toi, tu garderas ta part, que je demeure ainsi dépouillé de la mienne? Sinon, me dirais-tu de rendre cette fille? Ah! si je recevais des Argiens au grand coeur une part qui me plût, égale en valeur, soit! Si l'on me la refuse, il me faudra moi-même aller prendre ta part, ou bien celle d'Ajax, ou bien celle d'Ulysse, et l'on verra comment il se courroucera, celui chez qui j'irai!» Achille dénonce l'injustice d'Agamemnon: «tu viens me confisquer le lot que m'ont attribué les fils de l'Achaïe pour prix de tant d'efforts. Pourtant ma part n'est jamais égale à la tienne (...)». Rien n'y fait. Gouvernées par l'hybris, les motivations d'Agamemnon sont tyranniques: «Si Phoebos Apollon m'enlève Chryséis (...), moi-même alors j'irai jusqu'à ton campement, pour te prendre ta part, la belle Briséis. Ainsi tu comprendrs combien je te domine, et les autres craindront de me traiter dans leurs propos comme un égal et de me tenir tête». Le problème n'est donc pas celui de l'égalité des parts - Achille ne conteste pas que le roi ait un part supérieure à la sienne - mais de la négation du principe du partage. Coupable d'hybris, Agamemnon reproduit le destin d'Ouranos et de Cronos en transformant sa royauté en tyrannie: «cet homme prétend surpasser tous les autres, il prétend l'emporter sur touts, régner sur tous, donner à tous des ordres». Achille est prêt à le tuer lorsque Athéna retient son bras vengeur en l'assurant qu'il recevra un jour, au titre de dédommagement, trois fois la valeur de ce qu'il a perdu. Par opposition à la démesure d'Agamemnon, Homère fait valoir la vertu d'Achille qui ne tient pas seulement à sa valeur héroïque mais, plus fondamentalement, à sa soumission à l'ordre divin, et 26/04/2020 3/5 donc au respect du partage. Le châtiment d'Agamemnon et des Grecs consentant à son usurpation est le retrait d'Achille sans lequel ils ne sauraient l'emporter au combat. Achille s'étant plaint à sa mère, la divine Thétis de cette injustice, celle-ci intercède auprès de Zeus: «Agamemnon vient de lui faire outrage: uploads/Litterature/ le-destin-dans-le-mythe-grec-pdf.pdf
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- Publié le Apv 27, 2021
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