1 Hadewijch affectée par Dieu Muriel Mosconi* Durant son séminaire Encore, Jacq

1 Hadewijch affectée par Dieu Muriel Mosconi* Durant son séminaire Encore, Jacques Lacan développe le thème de la jouissance féminine qu’il aborde par le biais des mystiques. Et il cite sainte Thérèse d’ Avila, saint Jean de la Croix (qu’il inscrit du côté pas-tout des formules de la sexuation) et une béguine, Hadewijch d’Anvers1. « De quoi joui [ssen] t-elle[s] ? dit-il à propos de Thérèse et d’Hadewijch. Il est clair que le témoignage essentiel des mystiques, c’est justement de dire qu’ils l’éprouvent mais qu’ils n’en savent rien… Cette puissance qu'on éprouve et dont on ne sait rien, n'est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l'ex-sistence ? Et pourquoi ne pas interpréter une face de l'Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine?2 » Ce dont témoigne Hadewijch, c’est d’une « ire d’amour », l’orewoet, d’un amour « qui donne nature nouvelle et qui dépasse le sens : mélodie qui défie tout poème ! 3» et que pourtant elle écrit en poème, dans une « jaculation mystique » qui est selon Lacan ce que l’on peut lire de mieux sur cette jouissance « au-delà ». Elle témoigne d’une jouissance ineffable qui nécessite le signifiant pour la border et qui la pousse à l’écriture, écriture notée , le phallus, dans Encore. Pas-tout et jouissance féminine La jouissance féminine relève du pas-tout, c’est-à-dire à la fois de la jouissance phallique significantisée et hors corps et d’une jouissance supplémentaire (mais non complémentaire), une jouissance du corps, au-delà du phallus, radicalement Autre. C’est ce qu’écrit Lacan dans ses formules de la sexuation complétées dans Encore. Côté hommes Côté femmes * Conférence au Collège clinique du Forum de Liège, le 28 mai 2011, extraite du séminaire théorique du Collège de clinique psychanalytique du Sud-Est : «L’angoisse, le seul affect qui ne trompe pas ? », Marseille, 2010-2011. 2 L femme dans son côté pas-tout phallique, .!, a affaire, dans la diplopie de sa jouissance, d’une part au phallus, , d’autre part au signifiant du manque de l’Autre, S(A), qui indique le côté« sans confin » de cette jouissance. Le pas-tout est ici une notation originale par rapport à son usage en logique où il équivaut à « pas tous », à « il y en au moins un qui ne pas », alors qu’il indique ici une division « interne » des éléments même et non de l’ensemble, un « en partie » qui a trait à chaque élément. La jouissance féminine est « en partie » non phallique. Chaque « une », une par une, s’affronte différemment à cette diplopie phallus/non phallus, dans une singularité et une solitude radicales. Ce qui fait que, contrairement à L’homme qui existe dans unicité de son rapport à la castration (;! : pour tout x, x), La femme n’existe pas. Et il n’y a pas d’ensemble des femmes, car il n’y a pas d’exception mythique qui le constituerait (/§ : il n’existe pas x, non  x), comme du côté hommes avec l’Au-moins- Un qui échappe à la castration (:§ : il existe x, non  x), le père totémique. La jouissance féminine énigmatique, folle, au-delà du signifiant, fait que les femmes ont davantage rapport à l’Autre radical qu’est Dieu. Dans Encore, Lacan définit cet Autre comme l’être de la signifiance, le lieu où se produit le dire, mais aussi comme le lieu de la vérité pas-toute, le lieu où le signifiant touche au silence du réel. C’est un lieu qui implique une certaine « biglerie », lieu du signifiant, de la castration et de la fonction « père » et lieu de l’ex-sistence et de la jouissance féminine sans confin. Ce qui fait dire à Lacan que cela ne fait pas deux Dieux mais que ça n’en fait pas non plus un seul. Il y a un « tremblé » sur la fonction « Dieu » : fonction symbolique et fonction qui touche au réel. Hadewijch, fragments biographiques Hadewijch nait à la fin du XIIème siècle ou au début du XIIIème dans une famille aristocratique du Brabant et elle meurt vers 1260. Elle témoigne d’expériences mystiques survenues alors qu’elle est très jeune, à l’âge de neuf-dix ans. Elle devient, croit-on, béguine à Nivelle qui fut un grand centre béguinal. Et elle aurait fondé une communauté de béguines, c’est-à-dire de femmes mystiques et laïques, qui ne prononcent que des vœux privés. Elle en aurait été une Magistra, une « Maîtresse », qui a des responsabilités de direction et d’enseignement à une époque où les béguinages sont des communautés assez souples qui n’impliquent pas de vivre dans la « clôture », mais qui nécessitent un certain accord de pensée. La richesse de sa culture et celle de son écriture donnent à penser qu’il s’agit d’une dame noble et fière. Elle eut une influence profonde dans ce mouvement béguinal. Avec Béatrice de Nazareth, elle est le premier auteur à rédiger ses œuvres spirituelles en langue vernaculaire Ŕ ici le moyen néerlandais. Mais, surtout, elle est une poétesse de génie qui transpose les formes et les thèmes de la poésie courtoise du domaine profane de l’amour du chevalier pour sa dame vers le domaine de l’amour de Dieu, qu’elle nomme la Minne et qui s’empare d’elle. La Minne désigne en moyen néerlandais l’amour en général. Chez Hadewijch il prend différents sens : l’amour réciproque des trois instances de la trinité, Dieu, l’amour divin abstrait, l’amour incarné dans le Christ, l’amour de l’homme envers Dieu, ce même amour conçu comme une abstraction, l’âme aimante elle-même. En relatant ses extases charnelles, Hadewijch a inventé le genre de la Minnelyriek mystique, c’est-à-dire le lyrisme courtois mystique. Elle s’inscrit de ce fait aussi dans un courant de mystique nuptiale qui s’origine du Cantique des Cantiques. 3 Le Cantiques des Cantiques commence par cette phrase explicite : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche ! » Il s’agit d’un chant d’amour charnel proféré par le peuple juif, en position féminine, en position de fiancée de Dieu, à l’adresse de Dieu, son bien aimé et son amant. Dans le mouvement de la Cabbale, c’est Dieu qui possède une face féminine, la Shéhina, qui accompagne le voyageur à la mesure de la jouissance sexuelle qu’il a procurée à sa femme. L’amour mystique implique alors une féminisation soit de l’homme, soit de Dieu. Ici apparaît cette face de Dieu supportée par la jouissance féminine dont nous parle Lacan dans Encore. Dans cet ordre d’idées, il est frappant que les extases d’Hadewijch, qui ont lieu lorsqu’elle communie, sont si violentes qu’elles l’obligent à rester confinée dans sa cellule pour que ses débordements n’effraient pas les autres communiantes. Plus tardivement, Hadewijch s’inscrit aussi dans la mystique de l’essence : « L’âme est avec Dieu cela-même qu’il est » écrit-elle dans sa Lettre XIX4. Et elle annonce ainsi Jan Van Ruysbroeck et Maître Eckhart. Ici, il s’agit d’une identification de substance sur la base de l’Autre jouissance qu’est la Minne. Si Hadewijch a connu l’éblouissement du « nouvel amour dévorant », selon ses termes, de « l’ire d’amour » passionnée, de l’orewoet, elle a aussi traversé de longues « nuits », ce qui l’apparente à saint Jean de la Croix. Elle a atteint, écrit-elle dans sa Lettre XXVIII5, un état « sans Dieu par excès de Dieu et d’ignorance par excès de savoir ». Ces formulations sont proches de la fonction du pas-tout. Elles montrent la division qu’une jouissance qui la dépasse procure à une femme (la division entre une jouissance significantisée et une jouissance qui échappe à tout signifiant, celle de l’absence). Cette division n’est pas la division du sujet régie par le signifiant. Dieu, lui, apparaît versatile, présent, puis absent. Il comble son âme amoureuse de jouissance Ŕ ghebruken Ŕ pour ensuite la creuser par le manque Ŕ ghebreken Ŕ faisant augmenter le désir jusqu’à qu’il en soit forcené. Toutefois Hadewijch ne se contente pas d’opposer les instants de plénitude et de vide. Elle conjugue les deux par le biais du glissement signifiant ghebruken/ghebreken. Elle écrit dans sa Lettre XVI : « Mais manque Ŕ ghebreken Ŕ dans la jouissance Ŕ ghebruken Ŕ est précisément la plus douce jouissance Ŕ ghebruken. 6» Par ce manque, elle s’identifie au Christ du Golgotha et à son cri « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? », ce qui, en fait, dans ce processus dialectique, la rapproche de Dieu. Lacan a particulièrement souligné cette jouissance d’être privée dans le cas de Dora7, mais aussi lorsqu’il évoque dans « Jeunesse de Gide », en 1958, « la vraie femme » qui, lorsqu’elle perd tout appui phallique, peut sacrifier ce qu’elle a de plus précieux, comme Madeleine Gide ou Médée, dans une jouissance du néant8. Cette conceptualisation préfigure celle de l’Autre jouissance. Les béguines Du point de vue politique et historique, le mouvement des béguines témoigne d’une rupture d’avec le ban phallique. En opposition, quelques fois, à l’Église instituée qui peu à peu les rejette, les persécute et parfois les excommunie, mais qui, plus tard, en canonisera certaines, les béguines uploads/Litterature/ lacan-jouissance-feminine.pdf

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