125 LA TRADUCTION DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE MOULOUD MAMMERI Boussad BERRICHI U
125 LA TRADUCTION DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE MOULOUD MAMMERI Boussad BERRICHI Université Paris VIII Vincennes, France « Ce qui reste intraduisible est au fond la seule chose à traduire, la seule chose traductible » écrivait Jacques Derrida, Ulysse gramophone. Deux mots pour Joyce, Galilée, 1987, p. 59. Abstract : Mouloud Mammeri is an Algerian writer, whose native language and culture is deeply rooted in the region of Kabylie (Berbérie). This article means to show the presence of the berbère language in his novels (La Colline oubliée, Le Sommeil du juste, a.s.o.), indirectly, by means of translation of proverbs or phrases into French, Mammeri’s creation language. Préambule : Dans La Colline oubliée (LCo), premier roman de M. Mammeri publié en 1952, le narrateur, Mokrane ouvre de fait son récit sur une constatation amère et nostalgique: « Le printemps, chez nous, ne dure pas. [...] que déjà le soleil fait se faner les fleurs, puis jaunir les moissons. Le printemps des jeunes filles non plus ne dure pas. J'avais laissé en 126 partant Aazi de Taasast, la fiancée du soir, et c'est Tamazouzt, fille de Lathmas, jeune fille à marier, que je retrouvais. » (LCo, p. 13). En écrivant ces lignes, Mammeri, qui appréciait Apollinaire1, avait peut-être dans l'oreille la dernière strophe de Vitam impendere amori (sacrifier la vie à l'amour) : Ô ma jeunesse abandonnée / Comme une guirlande fanée / Voici que s'en vient la saison / Des regrets et de la raison. L'intertexte pourrait aussi bien (ou à la fois) être les quatre premiers vers de l'Izli2 kabyle Ifuk unebdu fellas : Je pleure autant que pleure l'oiseau / Pour qui l'été a pris fin / J'ai peine pour l'écheveau de soie / Qui à peine fleuri s'est fané (Yacine Titouh, 1988, p. 150-151). Introduction : Mouloud Mammeri3 est originaire voire natif d’une région d’Algérie : La Kabylie. Ce dernier point nous semble 1 « Guillaume Apollinaire », conférence donnée par Mouloud Mammeri à Alger en mai 1953, un compte rendu publié dans Le Journal d’Alger, 27 mai 1953 (Boussad Berrichi, Bibliographie des travaux de et sur Mouloud Mammeri, 130 p. À paraître en 2006). 2 Izli : Nom berbère singulier (pluriel: izlan), donné à une forme de poésie chantée dans beaucoup de populations berbères, en particulier celles du Moyen Atlas (le terme désigne à la fois le genre et un spécimen particulier). L’izli classique est un très court poème à mélodie et rythme fixes. Il est formé de deux hémistiches (respectivement : amezwarou «le premier », et asmoun « le compagnon »), suivis d’un refrain indépendant. Le rythme n’a pas encore été clairement déterminé, il semble cependant que chaque hémistiche comporte de cinq à sept temps accentués, le second pouvant être raccourci d’une syllabe. Il n’y a ni rime, ni assonance, sinon par réalisation fortuite. Chaque izli forme une unité à la fois grammaticale et sémantique. Les izlan sont, au cours d’une même performance, totalement indépendants les uns des autres, quoique tous suivis du même refrain. Ce type peut cependant présenter des variantes. 3 J’ai consacré plusieurs articles et études à l’œuvre du romancier dont un aperçu bio-bibliographique de Mouloud Mammeri intitulé «Amusnaw », Algérie Hebdo, Alger, n° 92, semaine du 28 février au 6 127 important dans la mesure où cet écrivain a baigné dans un « bain » linguistique ou tout au moins possède-t-il la langue maternelle : le berbère (kabyle). Le rapport de cet écrivain à sa langue maternelle est différent des autres écrivains maghrébins, il ne se fait pas selon la même logique. En effet, nous avons conscience que les écrivains maghrébins d’expression française manifestent une certaine affection vis-à-vis de la langue d’écriture : la langue française. Ces derniers très souvent refusent de le reconnaître. De ce fait, pour se démarquer ils introduisent dans leur texte des marques de l’oralité ou du moins des situations de traduction. Ces emprunts faits à la tradition orale – à la langue maternelle – remplissent une fonction esthétique dans le texte littéraire, mais ils sont aussi un facteur pour l’interprétation de l’œuvre. Ces rapports avec la langue maternelle sont médiatisés dans chaque cas par la classe d’origine de l’auteur mais aussi par son rapport à la culture française. Un point important qu’il ne faut pas omettre car il pourrait être un facteur d’explications des situations de traduction dans une œuvre littéraire. Pour quelles raisons la traduction se retrouve-t-elle dans les romans ? Dans l’imaginaire très « métissé » de notre romancier (Mouloud Mammeri) de langue française, la traduction fonctionne telle une preuve d’être, d’exister, de prendre une distance par rapport à la culture française et par là, donc de témoigner, de communiquer. De ce point de vue, peut-on considérer la traduction comme un facteur d’identification capital pour l’originalité de cette littérature ? La lecture de l’œuvre romanesque de Mammeri que nous nous proposons de faire ici n’est qu’une esquisse d’une étude inachevée. mars 2001, p.15 (voir « Mouloud Mammeri Amusnaw » sur le site : www.ifrance.com/sidiyahiainterface/html/mammeri.htm et « A propos de La Colline Oubliée » sur : www.kabyle.com/mammeri.htm ou boussadberrichi.htm) 128 I/- La langue maternelle dans le texte de l’auteur : Les romans de Mouloud Mammeri ont été qualifiés hier « d’ethnographiques » et de « documentaires », de nos jours « d’anthropologiques », parce que donnant à voir la société berbère de Kabylie. Acceptons ces termes bien qu’ils ne se réfèrent qu’au contenu des œuvres. Ils vont nous permettre de montrer à quel point la langue française du romancier exprime la richesse culturelle de la société en question, parce que l’auteur était précisément très enraciné dans son terroir. Ceci, à un point tel qu’un lecteur « étranger » non versé dans la connaissance de la culture berbère ne peut saisir de prime abord comment fonctionne la traduction dans l’œuvre du romancier. Dans cette esquisse, nous nous proposons de voir comment Mammeri a réussi à introduire dans ses romans en langue française des marques de sa langue maternelle le kabyle. Mammeri a profondément réfléchi ce que sont une culture et une langue pour s’en tenir à cette complicité retrouvée par l’usage de la langue maternelle, il montre combien est grand le besoin de l’homme de renouer avec ses racines, on ne peut pas le couper à la base sans le tarir. A ce propos Antoine Berman explique dans un cours inédit sur « La langue maternelle4 » que cette écriture a une double nature : d’un côté elle appelle à elle les textes des autres, qu’on désire faire revivre dans sa langue. De l’autre, elle résiste parfois violemment à cette hospitalité. Pour sortir ce patrimoine berbère (langue, culture et civilisation berbères) de l’indifférence et lui donner une dimension universelle, Mammeri le « naturalise ou du moins le traduit en français ». La présence massive et appuyée dans les textes de Mammeri de mots, de citations, d’expressions et proverbes kabyles, affirme une différence nette par rapport à un 4 Antoine Berman, Cours inédits sur « La langue maternelle ». A paraître aux PUV, en 2007 (notes prises au séminaire « Penser la traduction, penser le texte traduit » assuré par Madame Tiphaine Samoyault pour les étudiants de Master en Littérature française à l’Université de Paris VIII Vincennes – Saint-Denis (2005). 129 monolithisme binaire qui fait un black out5 parfait sur ce qui n’arrange pas ses vues étriquées, et ce au détriment d’une réalité diversement riche. Ces mots, citations, expressions et proverbes sont employés de plusieurs manières : soit directement, soit en traduction ou encore en exprimant l’idée dans un esprit authentiquement kabyle (berbère), ou enfin en combinant les diverses manières en même temps. Par exemple dans L’Opium et le bâton (1965) : - « Ammm aggou deg genni = Comme la fumée dans le ciel ». - « Lemmer d nek = si c’était moi ». - « La terre de Dieu est vaste, dit Said, le père d’Itto ». - « Gens de la tente, que Dieu accroisse vos biens et que cette union soit bénie ». La langue kabyle de l’auteur foisonne d’expressions très imagées. C’est au travers de ces expressions que l’ont peut comprendre la vision du monde de l’auteur et de sa société. Certaines unités de la langue parlée sont très significatives, car elles prennent en compte le système de symboles, de valeurs propres au groupe. Les nombreuses références à la traduction à travers les conversations courantes en langue kabyle marquent avec force la continuité culturelle et tendent aussi à rappeler au lecteur que la langue berbère existe, vit et veut encore vivre durablement. Parler et perpétuer la langue de ses ancêtres, qui symbolise un héritage inestimable, par un usage permanent constitue à coup sûr, dans le cas du berbère, un acte militant en même temps qu’il est un hommage à l’adresse des « pères ». La langue berbère, comme le montre Mammeri dans L’Opium et le bâton (LOb), n’est pas une langue intraduisible et qui ne peut servir que d’un simple outil de communication lors des échanges verbaux pour exprimer des besoins domestiques au uploads/Litterature/ la-traduction-dans-l-x27-oeuvre-romanesque-de-mouloud-mammeri.pdf
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- Publié le Jan 08, 2022
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